Parmi les géants de la musique dite classique au XXe siècle, Igor Stravinsky est titulaire dans une dream team aux côtés de la trinité, Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, ou des Pierre Boulez et autres Karl-Heinz Stockhausen. Clint Eastwood a néanmoins bien écorné l’image du compositeur russe, en reprenant dans son film Bird l’épisode où un autre génie du dernier siècle, Charlie Parker, sonna à la porte du maître installé à Los Angeles, sans succès…
Le 05/06/2024 à 18:22 par Hocine Bouhadjera
347 Partages
Publié le :
05/06/2024 à 18:22
347
Partages
Le décalage entre les deux étaient réels : Stravinsky est d’abord un homme de la haute société du XIXe siècle, de cette ancienne musique européenne, de plus en plus savante. Pour reproduire les conversations entre le natif de Lomonossov et le chef d'orchestre américain Robert Craft, Allia troque son format pour la poche du manteau, et offre une belle édition illustrée.
Un entretien creux, comme on en trouve tant quand il s’agit d’une grande figure ? Pas cette fois : on y découvre un génie au sens premier du terme, quand il est destiné à Mozart, Nietzsche, Erwin Schrödinger ou Albert Einstein.
Stravinsky me contredirait, expliquant qu’il déteste ce mot de génie, qu’il faudrait mettre dans Le Dictionnaire des idées reçues, avec pour exemples, Michel Ange et Beethoven… Lui parle de technique, en tant que « c’est l’homme tout entier. Nous naissons avec la capacité de l'acquérir ». Il se présente tout de même comme un musicien né, on en doutera pas. Alors retirons tout de suite le terme trop flou pour être intéressant de génie, mais quel esprit, et quelle vie !
Une partie des échanges s’adresse plus aux initiés de la musique classique au XXe siècle, quand il s’agit de composition, de tonalité, de série, d’harmonie, de rythme ou des nouveaux instruments de son temps. Le reste raconte les rencontres de Stravinsky, ses aventures, sa philosophie, sa vision du monde, ses contemporains. Révèle son ton, finalement enfantin au bon sens du terme : « Un jour, d'Annunzio fit son entrée dans son salon. C’était un homme court, alerte, élégant, excessivement parfumé et très chauve (Harold Nicolson compare très justement sa tête à un oeuf dans Some People). »
Le flamboyant fasciste Gabriele D'Annunzio - qui survola Vienne en 1918 pour exhorter les habitants à la révolte -, mais aussi Dostoïevski, ami de son père, qu’il considère comme « le plus grand Russe ayant jamais existé - derrière Pouchkine ». (« À une époque où nos choix sont censés en dire si long sur notre personnalité - Freud ou Jung, Stravinsky ou Schönberg, Dostoïevski ou Tolstoï - j'affirme que je suis dostoïevskien »). Henrik Ibsen qu’il croise « sous son jour le plus ordinaire », « le vieux Monet, chenu et aveugle », qui lui laisse « une impression inoubliable, comme si j'avais rencontré Homère en personne ».
Celui qui devint une figure du Paris des années 10-20 grâce aux ballets russes de Serge de Diaghilev -, dans ce qui était la capitale du monde, croise Rodin qu’il n’aime pas, Modigliani qu’il met au-dessus et qui devait faire son portrait. Maïakovski et ses yeux révulsés, Raymond Radiguet, Paul Klee, Vassily Kandinsky, André Derain, Nicolas Roerich qui crée les décors de son Sacre du Printemps, Michel Larionov, Cocteau et Picasso avec qui il travaille pour respectivement Oedipe-roi et La Pulcinella. Chagall encore, les futuristes bruitistes italiens, le compositeur Gian Francesco Malipiero, chez qui « les poules meurent de vieillesse », Debussy qui lui envoie des lettres, Jacques Rivière de la NRF, Maurice Ravel, Erik Satie, qui est resté pauvre par conviction…
C'est sans doute l'être le plus excentrique qu'il m'ait été donné de rencontrer, mais en même temps le plus rare et le plus spirituel. J'avais beaucoup d'affection pour lui, et je crois qui aimait ma gentillesse et m'appréciait en retour. Avec son pince-nez, son parapluie et ses galoches, il était le portrait craché de l'instituteur; d'ailleurs, on aurait pu dire la même chose de lui sans ces accessoires. Il parlait très doucement, en ouvrant à peine la bouche, tout en prononçant chaque mot de manière inimitable.
- Igor Stravinsky, qui se souvient d’Erik Satie.
Mais aussi ses contemporains de l’avant-garde musicale, morts avant lui : Arnold Schoenberg, Alban Berg et Anton Webern, dont il dresse de magnifiques portraits. Le premier, l'aîné des trois, qui « compte parmi les plus grands compositeurs », et dans la bouche de Stravinsky, ce n’est pas rien. Le deuxième : « J'imagine que parmi tous les compositeurs de ce siècle, il me paraîtrait comme le plus talentueux bâtisseur de la forme. Il peut transcender jusqu'aux structures les plus clairement établies dans ses propres œuvres. » Le troisième, qu’il a le plus aimé : « Permettez-moi de m'expliquer : à mon sens, Webern est le juste de la musique et c'est sans la moindre hésitation que je me place sous la tutelle de son art, lequel n'a pas encore été canonisé. »
J’ai accroché au mur une photographie de Berg et de Webern ensemble, qui doit dater de la composition des Trois pièces pour orchestre. Berg est grand, relâché, presque trop beau; il regarde ailleurs. Webern est petit, tendu, myope; il regarde par terre. Avec sa cravate d'artiste, Berg se donne un certain air; Webern, lui, porte des chaussures de paysan, et la boue qui les recouvre me semble révéler un aspect profond de son caractère. En regardant cette photographie, il m'est impossible de ne pas songer au fait que quelques années seulement après ce moment, les deux hommes devaient mourir si prématurément et si tragiquement après avoir vécu dans la pauvreté, d'abord ignorés par le monde musical puis interdits dans leur propre pays.
Je revois Webern qui, dans ses derniers mois, se rendait fréquemment au cimetière de Mittersill où il devait plus tard être enterré; je le revois dans le calme ambiant, contemplant les montagnes. Le destin de ces deux hommes qui restaient indifférents aux injonctions de ce monde et dont la musique finira par définir notre demi-siècle, je l'oppose aux "carrières" des chefs d'orchestre, des pianistes, des violonistes, lesquelles ne sont que de vaines excroissances. Je regarde alors la photographie de ces deux grands musiciens, ces esprits purs, ces herrliche Menschen, et mon sentiment de justice est profondément rétabli.
Le compositeur, chef d'orchestre et pianiste russe raconte aussi un bout de sa formation, dans la Saint-Petersbourg tsariste, avec le maître Nikolaï Rimski-Korsakov, rien que ça. Le père d’Igor Stravinsky, Fiodor, était une basse renommée de l'Opéra de Kiev et du Théâtre Mariinsky, et sa femme Anna, fille d'un éminent fonctionnaire du ministère de la succession de Kiev. Leur jeune fils est profondément marqué par les opéras de Glinka, qui lui laissent une « impression inoubliable », et par la silhouette de Tchaïkovski, aperçue dans le foyer du Mariinsky, qui le marque à jamais... Dès l'âge de 9 ans, il entame des cours de piano, puis de théorie musicale et de composition.
Plus tard, en 1909, il capte l'attention de Serge Diaghilev lors d'un concert à Saint-Pétersbourg, propulsant sa carrière avec le triomphe de L'Oiseau de feu à Paris en 1910. Suivent des succès retentissants avec Petrouchka et Le Sacre du Printemps, qui fit scandale pour la chorégraphie signée Nijinski.
Des décennies plus tard, face de Robert Craft, il est installé Hollywood et a plusieurs fois changé de styles depuis : après l’avant-garde, le néo-classique entre les années 20 et 50, de sa Pulcinella inspirée de Pergolèse à son Rake's Progress, opéra qui combine la clarté mozartienne avec des techniques vocales et harmoniques modernes. Puis une exploration du dodécaphonisme de Schönberg, musique atonale basée sur l'utilisation de séries de douze tons, traités de manière égale, comme dans Agon ou Requiem Canticles.
Dans cette discussion, Igor Stravinsky se révèle non pas seulement le théoricien en quête d’une objectivité de la musique, comme son art de curieux analytique peut le laisser deviner, mais un homme de l'action musicale : « En général, les idées me viennent quand je compose. Il est très rare qu'elles se présentent à moi lorsque je ne suis pas au travail », explique-t-il, et de défendre : « La théorie n'a pas d'existence propre. Les compositions existent, elles, et la théorie en est une déduction. Peut-être cela n'est-il pas entièrement exact : elle existe, mais comme un épiphénomène qui ne peut générer aucune création, ni même justifier quoi que ce soit. Néanmoins, l'art de composer ne va pas sans une intuition profonde de la théorie. »
Il rapproche la forme musicale des mathématiques : « En tout cas, elle s'apparente bien plus aux mathématiques qu'à la littérature. (Combien est trompeuse toute description littéraire de la forme musicale !). » C’est dit. Composer vue comme la résolution de problèmes, et pour nous convaincre de citer le peintre Seurat : « Certains critiques voient de la poésie dans ce que je fais. Non, j'applique ma méthode, et c'est tout. » Avec Ortega y Gasset, il en conclut à l’idéal de toute forme, conquête de son XXe siècle.
Alors, pour résumer, pourquoi se rendre propriétaire de Conversations avec Igor Stravinsky ? Parce que pas de langue de bois : à l’époque de ces discussions, il n’avait rien à perdre, et peut-être même depuis ses débuts, ce qui est toujours un avantage comparatif décisif.
Mais encore ? Parce qu’il raconte ses échanges avec le poète Dylan Thomas et son nez rouge d’alcoolique, peu de temps avant la mort du tourmenté. Parce qu'il tranche : Vivaldi, c’est surcoté, comme Richard Strauss, à l’inverse du librettiste de l’Autrichien, Hugo Von Hofmannsthal. Ou parce qu'il constate comment on peut être un gardien du temple, même de la nouveauté.
Des anecdotes et de l’esprit, que demander de plus ?
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 19/04/2024
190 pages
Editions Allia
16,00 €
Commenter cet article