Quand Scott Snyder se lance dans une série personnelle, pour laisser de côté les traditionnels encapés, « ça a un côté effrayant », confie-t-il. Pour le lecteur, c’est l’inconnu, tant attendu, d’un des actuels maîtres du scénario dans le monde du comics. Nocterra, donc : la planète est subitement plongée dans les ténèbres. Et avec elles, son lot de créatures monstrueuses…
Le 10/06/2024 à 11:43 par Nicolas Gary
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Publié le :
10/06/2024 à 11:43
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« [Q]uand j’étais petit, j’avais une peur terrible de l’obscurité. Je me réveillais d’un cauchemar et j’étais encore PLUS terrifié de voir ma chambre non éclairée. Le cauchemar avait été effrayant, mais l’obscurité était encore plus terrifiante puisqu’il pouvait y avoir n’importe quoi tapi dans le noir. Ce dont j’avais le plus peur sur l’instant. Je me souviens que j’étais trop terrifié pour appeler mes parents, de peur qu’autre chose traverse le couloir sombre à leur place. » – Scott Snyder.
Nocterra est une histoire de terreurs nocturnes, appliquées à l’humanité tout entière — au vivant, sous toutes ses formes : animaux, plantes, insectes… La Terre plongée dans une obscurité perpétuelle voit surgir des Ombres : contaminée par les ténèbres, toute créature subit une métamorphose irréversible. Avec le désir de contaminer, tout en se reproduisant avec d’autres Ombres.
Chez les animaux, cela conduit à des choses bien flippantes — imaginez un orque transformé en monstre tueur ou un éléphant… Chez les humains, c’est pire : ces Ombres se montrent plus violentes encore. Dix ans après cet événement, les survivants se terrent alors dans des spots d’extrême luminosité, seule arme probante contre les ténèbres.
Et pour conduire d’un endroit à un autre, il faut des passeurs : Valentina Riggs, alias Sundog, est l’une de ces camionneuses : elle transporte, avec son frère Em, des gens et des fournitures entre ces refuges lumineux, tout en affrontant les dangers omniprésents de la route et des ténèbres environnantes.
Cette prémisse de Nocterra n’offre pas qu’un terrain fertile pour une narration horreur-action, mais aussi une exploration profonde des peurs primaires et des instincts de survie humains. Et maintenant que le dernier tome de cette trilogie est paru (mars 2024), on peut discuter globalement.
Car Nocterra mérite amplement les louanges qu’il a reçues dès ses premières planches : rythme effréné, concept original et derrière, la profondeur narrative que Snyder met dans ses ouvrages — toujours articulée autour de personnages particulièrement réalistes. Ici, Val, dans sa relation avec son frère – simpliste en apparence : tous deux ont été adoptés, et Val a débuté sa vie aveugle…
Bien entendu, l’artiste qui sous-tend l’ensemble joue un rôle crucial dans cette ambiance aussi oppressante que lugubre. La lutte entre Nox (la divinité décidée à engloutir le monde dans les ténèbres) et Lux (pas franchement des flèches…) s’exprime dans les contrastes lumineux et cette obscurité sans fin. La lumière, précieuse à plus d’un titre dans cette dystopie, atteste de l’espoir, autant que les ennemis brillent dans les coins sombres — dont Blacktop Bill, dont le corps est intégralement noir, recouvert d’une matrice en nanotubes de carbone, ne laissant voir que ses dents... bien blanches, elles.
Dans un univers où la moindre source de lumière représente la sécurité, provisoire, et la survie, précaire, les illustrations sombres accentuent l’aspect horrifique du récit. Et de ce point de vue, les couleurs que prodigue Tomeu Morey font le job…
Transposer sa propre expérience de l’anxiété que le noir a provoquée chez lui ne suffisait pas à Snyder pour ouvrir le terrain de chasse. Voilà quelques années, explique-t-il « l’un de mes fils a développé une profonde peur du noir à son tour. Il se réveillait et pleurait. Et j’avais beau essayer de le réconforter, ça me ramenait dans ma propre chambre d’enfant. Et c’est là que l’idée m’est venue : un monde plongé dans une nuit éternelle. […] C’est donc comme ça que m’est venue l’idée de cette nuit permanente qui nous transformait en monstres… »
Les frayeurs infantiles du père ont trouvé une résonance avec celles du fils — la rencontre avec le dessinateur fit le reste.
Pourtant, les récits ne manquent pas où l’obscurité abrite des monstres, nés des angoisses humaines les plus profondes. L’horrifique ajoute la note qui frappe l’esprit, par ces représentations d’Ombres sorties d’un imaginaire sinistre. En revanche, puiser dans les terreurs nocturnes et la peur primaire du noir est ici exploitée dans une tension que survolte l’environnement hostile.
L’altération de la faune, la flore et la nature humaine même symbolise cette monstruosité redoutée — la séparation à jamais d’avec l’espèce et la perte de l’humanité. D’autant que la quête de lumière ne se résume alors pas à une rédemption chrétienne : la réorganisation de toute la société autour des sources d’approvisionnement en luminosité et électricité est parfaitement menée. Crédible, douloureusement crédible…
Si Freud concevait les terreurs nocturnes comme le reflet de conflits inconscients — ou de désirs réprimés —, Snyder puise plutôt du côté de Jung : elles expriment les frayeurs de l’inconscient collectif, dans un archétype universel de danger contre lequel s’unir pour résister. Et bien entendu, les Ombres mues par leur créateur, Nox, ourdissent un plan d’oblitération totale de la lumière, de la vie, de l’existant. Quand on y ajoute les développements philosophiques de Snyder, on goûte à quelque chose de résolulement supérieur.
On rapprochera évidemment son inspiration de toutes les dichotomies existantes — Nótt dans la mythologie nordique, mère de Dagr : une énième dualité et quête d’équilibre entre Nuit et Jour. Mais que Snyder renverse totalement : chez lui, les Ténèbres traquent la Lumière, qui ne fait que fuir, avant d’être rattrapée, constamment et de partir encore, et encore.
Mais la plus intéressante ressource tient à ces ponctuations mythologiques : de Nox à Nyx (déesse de la Nuit) qui compte Thanatos (La Mort) parmi ses enfants, ces références surplombent les trois tomes. Mais Charon, le passeur des enfers, auquel Val s’identifie frappe plus encore. Plus qu’Anubis, supervisant les funérailles et l’embaumement, Val transporte les vivants pour qu’ils échappent aux Ombres.
Moins psychopompe que protectrice, elle se rapprocherait presque du Khonshu de Moon Knight. Au volant de son truck, elle traverse les routes peuplées de monstres, comme un défi contre la déshumanisation qu’ils promettent. Cette figure du passeur, ici renouvelée, reflète malgré tout des croyances profondes sur l’importance de la transition à travers les voyages.
En dépit de ses propres appréhensions, Sundog devient une leader charismatique qui incarne l’assurance de la bonne destination. Chacun paye son obole pour ses déplacements, mais elle transcende le modèle rituel du paiement : elle ne laisse personne errer dans un monde qui ne promet que la mort. Val n’est pas Charon : elle a choisi sa destinée et n’obéit à aucune divinité ni injonction, sinon la sienne.
Sauver le monde. Nocterra, à ce titre, remplit toutes ses promesses, à travers trois albums fantastiques et captivants. (Des extraits des trois tomes sont proposés en fin d'article).
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 19/01/2022
192 pages
Delcourt
17,50 €
Paru le 23/11/2022
160 pages
Delcourt
17,50 €
Paru le 27/03/2024
192 pages
Delcourt
18,50 €
2 Commentaires
Necroko
11/06/2024 à 01:07
Enfin un titre que je fais aussi (en physique aussi) = Good
Necroko
11/06/2024 à 03:22
Tony S. Daniel est un King