#FACTCHECKING – La sacro-sainte rentrée littéraire : ce mal français dont Beigbeder priait pour que l’on n’y trouve jamais d’antidote. Pourtant, dans les librairies, depuis que le monde est monde et que les éditeurs préparent ce moment de pure folie, on souffre. Cette année, c’est réduction des effectifs, promet-on : 524 romans contre 567 en septembre 2018. Vraiment ?
La liste des romans de la rentrée établie minutieusement par Livres Hebdo ne laisse place à aucune hésitation. Parole d'Evangile, prononcée deux fois par an, elle s’appuie sur la base de données Electre, qui recense les parutions. La bisannuelle cuvée – rentrée de septembre et d'hiver, en janvier – est présentée en deux catégories : romans français et romans étrangers. Mieux : elle serait la représentation définitive et implacable de tout ce qui va circuler sur les tables des libraires.
Mais de fait, comment cette liste est-elle organisée ? Outre la distinction entre œuvres originellement en français et traduites, le premier critère est celui du genre, qui implique que tout ouvrage relevant de la science-fiction, de la romance, du polar, thriller, ou du roman jeunesse voire Young Adult, romans régionaux, etc., est systématiquement écarté. Ce qui devrait en réalité porter le nombre de romans de la rentrée à bien plus.
De fait, d'après la base Electre, entre le 10 août et le 2 octobre, sont recensés plus de 910 romans. La véritable rentrée littéraire, si elle devait être consacrée aux romans publiés entre fin août et début octobre, intégrait donc des centaines de livres supplémentaires. Mais, comme disait César, exeunt — sans que l’on sache véritablement pourquoi. Mauvais genres ? Peu vendeurs ? Mal évalués ?
Pourtant, une structure comme La Volte, forte du retentissant succès des Furtifs d’Alain Damasio, était bien présente lors de la réunion de présentation aux libraires de la rentrée littéraire. Pour le CDE, diffuseur de la maison, elle ferait donc pleinement partie a priori, de cette rentrée — mais pas pour la presse ? Combien d’autres exemples de ce genre ?
La réponse semble plus simple : une rentrée littéraire doit représenter un nombre de titres volumineux, tout en se maintenant dans un périmètre compréhensible. Annoncer une rentrée à 3000 titres, ce serait une balle que l’édition se tirerait dans le pied. Soit.
Véritable épitomé “officiel” des parutions à venir, la liste des 524 contient cependant un paquet de titres dont on se demande bien comment ils ont atterri ici – dans cet inventaire, de toute éternité irréfuté, et servant de référence absolue à l'ensemble de la presse ?Pour exemple, neuf ouvrages sont des suites : des tomes 2, voire tomes 3. Sans parler d’un prequel, présenté comme tel par l’éditeur — Katerina, de James Frey (trad. Diniz Galhos). Des romans, soit, mais dont on pourrait interroger la légitimité dans la sélection. Évidemment, découvrir la fin de la trilogie de Jim Fergus, Mille femmes blanches, avec le dernier opus, Les Amazones (trad. Jean-Luc Piningre) est un bonheur. Il peut être lu sans les deux premiers, certes, mais avec quelles pertes ?
Il en va de même pour Sa Majesté des chats de Bernard Werber, suite de Demain les chats — dont l’auteur lui-même nous avait confié que son livre n’avait pas grand chose à faire dans cette fameuse rentrée. Mais que vaut la parole d’un auteur, même de best-sellers, face à la toute puissance d'un fichier Excel ?
Si la méthode interroge, restent des indérogeables : une rentrée littéraire se compose de romans, exclusivement, qui devraient être des nouveautés. En parcourant la liste, nous avons repéré pas moins de 11 rééditions d’ouvrages sortis entre 1978 et… 2018 ! En effet, le plus ancien est L’amour en saison sèche de Shelby Foote, sorti chez Denoël (trad. Hervé Belkiri-Deluen) et le plus récent, un titre de Monsieur Toussaint Louverture, Un jardin de sable, d’Earl Thompson (trad. Jean-Chales Khalifa), sorti en janvier 2018…
L’art de meubler les espaces ? La nature a horreur du vide. Ou de tabler sur le fait que les lecteurs auront la mémoire courte ? Difficile à dire. Mais au moins sont-ce là des romans. Or, en matière de réédition, il se trouve même dans les 524 romans de la rentrée littéraire un recueil de poèmes de 1980 : Les Couleurs De boucherie, de Savitzkaya Eugene.
Donc, 12 rééditions, incluant celle de poésie. Splendide.
D’ailleurs, que les amateurs se rassurent, la poésie n’est pas elle non plus absente de cette rentrée : une splendide édition chez Rue d’Ulm des Sonnets du poète italien Bramante (1444-1514), en édition bilingue figurera parmi les heureux élus de cette période.
Une belle part est également accordée aux essais : on en recense pas moins de cinq, sur les sujets les plus variés : pour exemple, les critiques d’art de Carl Einstein, rédigés entre 1019 et 1930 (chez Rue d’Ulm), ou encore les Échanges entre Voltaire et Rousseau, ou l’impossible amitié, par Roger-Pol Droit, chez Albin Michel.
On se régalera tout autant du texte que publie Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, et pour rester dans la philosophie — un seul ouvrage de ce genre est présent — les écrits de jeunesse d’un certain Karl Popper. Le philosophe né en Autriche en 1902 et mort à Londres en 1994 figure lui aussi, avec Apprentissage et découverte, dans cette liste des romans de la rentrée.
Cinq essais, un titre de philosophie, le compte est bon, mais ne s’arrête pas là. En effet, en écho aux critiques d’art de Carl Einstein, on pourra mettre les critiques de Walter Siti, un des chefs de file du roman italien, certes. Si son ouvrage contient l’extrait d’un inédit à paraître en 2020, Critique n’est autre qu’une compilation de textes… produits par des critiques italiens et français, évoquant la figure de l’auteur.
Et toujours dans la catégorie Essai, le livre Un insaisissable paradis, dont on se demande s’il s’agit vraiment d’une œuvre romanesque. Soir de fête tire bien plutôt sur l'enquête, celle menée par Zineb Dryef et Mathieu Deslandes.
Dans la série des témoignages, si l’on aime les Correspondances, on pourra découvrir celle de l’écrivain Dominique Noguez avec l’historien Michel Taillefer, entre 1963 et 1973 — la vie de deux khâgneux sous de Gaulle. Ou encore le texte poignant d’Ahmet Altan (trad. Julien Lapeyre de Cabanes), Je ne reverrai pas le monde : textes de prison : ce sont 19 textes écrits en prison retracent son quotidien emprisonné par le régime turc. Pas vraiment de la fiction, hélas.La liste établie permet d’ailleurs de mettre le doigt sur de véritables OVNI : Manifeste incertain. 8. Présenté comme une « cartographie du souvenir : Suisse, Chine, Paul Léautaud, Ernest Renan », l’ouvrage est signé Frédéric Pajak (Noir sur blanc). Des fictions, entremêlées de récits, d’essais, de poésie, et finalement, une part de roman graphique. Œuvre hybride, assurément, exceptionnelle et expérimentale — Frédéric Pajak est largement connu pour cela. Mais là encore, difficilement réduite au roman.
Difficile de s’y retrouver, dans un catalogue de rentrée aussi bigarré, dont les titres rivalisent d’ingéniosité pour se couler dans les codes du roman. Ainsi, cinq recueils de nouvelles, deux de récits et un de contes sont apparus. Pour le coup, on ignore vraiment comment ces derniers sont passés à travers les mailles du filet.
La fête ne serait pas complète sans deux ouvrages de non fiction — classés comme tels par leurs éditeurs respectifs –, et un ouvrage autopublié, qui s’est certainement perdu dans la bataille des flux montants et descendants. Saluons donc le roman de José Vatin, Un père ne devrait pas faire ça à sa fille, paru aux Éditions de l’Onde, un service de publication de manuscrits, qui a finement tiré son épingle du jeu…
Conclusion, sur les 524 romans de la rentrée, pas moins de 43 livres y ont été logés au chausse-pied. D'ailleurs, comme nous ne sommes pas omniscients, il n’est pas à écarter que nous en ayons oublié…
Photos et infographie : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Nuggets de poulet
29/08/2019 à 09:49
Merci pour ce précieux éclairage ! Je crois que personne ne avait jamais dévoilé les dessous de ce chiffre-fétiche !