Il ne faut pas juger ce bouquin à sa couverture (médiatique). Kim de l’Horizon se présente comme un individu non-binaire, non genré, ce qui a fait beaucoup parler en Suisse et en Allemagne lorsqu’il a reçu l’équivalent dans la langue de Goethe du Prix Goncourt. On imagine facilement le tollé qu’aurait provoqué une telle situation en France… Mais s’arrêter là, quelque soit notre position sur le sujet, ce serait commettre une injustice envers ce texte.
Car lire Hêtre pourpre, c’est surtout lire un roman d’apprentissage (post-)moderne. Une réflexion sur la non-binarité, entre autres. Le témoignage d’une personne qui refuse d’être réduite à un genre, aussi. Mais par-dessus tout, une étude sur la fluidité et la quête d’une existence organique par un individu en mal de repères.
Kim parle à sa grand-mère. Sur les 365 pages qui composent ce récit, il ne cesse de chercher les mots pour communiquer avec elle, et, au travers d'elle, avec son héritage familial.
En parlant de chercher ses mots, une parenthèse s’impose déjà concernant le travail de traduction fait sur cet ouvrage. Il s’agissait de reproduire la « langue magique » que recherche Kim, en respectant la consigne donnée par l’autaire à ses traducteurices « LIBERTÉ POÉTIQUE ». Rose Labourie s’est alors permis de « s’éloigner de la lettre du texte afin de rester fidèle à son esprit ». Un choix qui lui était par moment imposé, face à l’impossibilité de traduire convenablement certains termes ou dialectes.
Il s’agissait surtout de réussir à retranscrire la non-binarité du texte, ce qui a été fait en choisissant d’utiliser un maximum les mots neutres et impersonnels — notamment celui d’« enfant » au début du texte — plutôt que les pronoms iel ou ille, et de ne pas retenir le point médian au profit d’autres terminaisons inclusives telles que -ǝ et -æ. Par leur esthétique, fluide et mystérieuse, l’usage de ces terminaisons qui serpentent à la fin des mots semble convenir beaucoup mieux au texte, sur le fond comme sur la forme.
Pas d’inquiétude donc, si les points médians et pronoms neutres vous effraient, il n’y en aura pas ici. Cette chronique sera écrite en respectant les choix éditoriaux faits pour Hêtre Pourpre, terminaisons en --ǝ et -æ, et une répétition incantatoire du prénom (neutre) « Kim ». Et désolé d’avance aux plus conservateurs qui ne pourront tout de même pas supporter cette alternative au masculin / féminin français.
Dans les deux premières parties, Kim décrit son enfance, en sautant de paragraphe-fleuve en paragraphe-fleuve. Il y a certainement ici les passages les plus denses du texte. Ceux qui nous ont le plus embarqués, au point parfois de s’arrêter toutes les 5 pages pour relever au crayon à papier une citation, un passage marquant, ou simplement pour lever le nez et laisser les mots mûrir en nous.
Kim parle à sa grand-mer (certains mots, notamment mère, qui devient mer, sont volontairement modifiés, annonçant l’aspect liquide du récit) de ses premiers souvenirs. Les souvenirs d’un temps où il essayait d’être un corps. Et Kim en parle bien. Kim retranscrit fidèlement cette volonté enfantine d’exister, de rassembler toutes ses sensations pour en faire quelque chose de réel.
Kim reproduit tout aussi bien le flou qui accompagne l’enfance. Rien de linéaire, pas de trame précise. Simplement des points spatiaux ou temporels qui renvoient à des sensations, des émotions, des réflexions … Une sorte de Portrait de l’artiste en jeune homme écrit en Suisse alémanique par un jeune non-binaire des années 2020.
Kim se retire dans ces deux premières parties, ce n’est pas de lui qu’il parle, mais de « l’enfant » qu’il était, qui n’avait pas encore d’ego. « Das kind » est traduit par « l’enfant », un des rares mots neutres de notre langue, qui est répété de manière « incantatoire », comme pour lui donner une existence propre tout en affirmant son impersonnalité. La place est laissée à l’environnement de l’enfant plutôt qu’à l’enfant lui-même, qui n’est plus que sensations et réactions à son environnement.
Bien plus que d’être un corps, je me souviens d’être une sensation, une tendresse sous les ventres menaçants, errant de-ci de-là entre les jambes des adultes comme entre les troncs d’une forêt vierge, une tendresse sur la rugosité, l’asphalte, la peau de grand-mer. Je n’existais pas ; il y avait moi en train de courir, mais il n’y avait pas de jambes ; il y avait le vent qu’on sent quand on court, mais pas de visage ni de nuque pour sentir ce vent ; il y avait les cris de joie qu’on pousse quand on court, mais pas le ventre au creux duquel la joie commence à frémir. Le corps, c’était pour les autres.
Dans le flou de l’enfance, les choses sont appelées à la vie, chargées d’un mysticisme propre à cet âge-là. Les mains de grand-mer, l’histoire des deux amis morts de per, l’arbre de grand-mer, les araignées, les choses invisibles, l’appartement de grand-mer, etc. Sont tant de points très nets qui peuplent un espace qui ne l’est pas du tout, et qui sont reliés entre eux par un fleuve de mots qui dépasse parfois de son lit.
Dans les deux parties suivantes, on retrouve Kim en romancierǝ plus classique. Kim explore les impératifs sociaux qui font que chaque chose et chaque personne, dont Kim-même, sont ce qu’elles sont. Kim questionne, sans arrêt. Au point que Kim pourrait être agaçantǝ. Mais juste à ce moment-là, Kim vient par un ultime questionnement, un ultime recul critique sur soi-même, ou une pointe d’ironie, désamorcer l’agacement potentiel.
Kim a une lucidité et une intelligence, qui, paradoxalement, l’envoient vers des territoires perdus, car lucidité ne rime pas avec certitude, loin de là.
Kim raconte le processus qui l'a pousséǝ à prendre la plume pour parler à sa grand-mer de « tout ça ». Kim relate ses longues recherches sur l'hêtre pourpre, l’arbre qui trônait dans son jardin d’enfance comme une manifestation mystique de l’existence, et qui dans cette seconde partie renvoie à des questions sociales, nationales. Comprendre l’hêtre pourpre doit aider Kim à trouver son identité, en revenant aux racines de sa famille. Mais Kim finit par réaliser que la présence de l'arbre dans sa vie est avant toute chose le résultat de déterminismes sociaux qui guidaient son arrière grand-per.
Kim parle aussi — beaucoup et avec détails crus — de sa sexualité, qui est une manière pour Kim de se faire corps.
Ce deuxième moment du texte nous a paru un peu plus long. Moins « génial » que le premier. Mais il a le mérite de remettre les pieds du texte sur terre, ce qui donne une autre dimension au récit.
L’ultime chapitre, enfin, est une suite de lettres que Kim, en séjour à la campagne avec ses deux meilleurs amis, écrit à sa grand-mer. On y apprend qu’une partie de l’histoire racontée pendant la deuxième partie est fausse. Ou plutôt que tout est plus ou moins vrai, mais que tout est mélangé, comme un détour nécessaire pour parler réellement à son aïeule.
Kim raconte dans ces lettres la vérité de la manière la plus frontale, mais Kim ne peut pas s'empêcher de faire un ultime détour en utilisant carrément une autre langue, l’anglais. Une langue que sa grand-mer ne peut pas comprendre, et dans laquelle Kim s’ouvre plus brutalement que jamais auparavant. Une langue volontairement imparfaite, puisque le but est de l'utiliser comme bouclier, et non d'apporter une réelle plus-value littéraire.
Et parler à sa grand-mer est aussi un détour. « I don’t just write about you, because I can’t help it; I write about you because I’m quite certain that it results in the best texts I can write at the moment. » (Je n’écris pas seulement sur toi parce que je ne peux pas m’en empêcher ; j’écris sur toi parce que je suis certain que cela donne les meilleurs textes que je puisse écrire à l’heure actuelle) Alors, que cherche Kim par l’écriture ? Une meilleure situation financière ? « Literature is [...]one of the few capitalist games where my hypersensitivity and fear are useful » (La littérature est un des rares jeux capitalistes où mon hypersensibilité et ma peur sont utiles). Mais pas seulement, parce que l’écriture est une activité précaire, et Kim ne manque pas de lucidité sur ce point non plus.
If we have a generational task, I think it is this : to start looking under the ovious wounds at the hidden one, inherited ones (as so many of my friends do). And to let the taumata of our families finally gush out, a mixed up flood of puke and poo and jizz and blood and squirt and tears. To cut the bloodline and not pass this shit on any longer.
(Si nous avons une tâche générationnelle à accomplir, je pense que c'est celle-ci : chercher les blessures cachées, les blessures évidentes (comme le font tant de mes amis). Et laisser les traumatismes de nos familles jaillir enfin, un flot mélangé de vomi, de caca, de sperme, de sang, de giclées et de larmes. Couper la lignée et ne plus transmettre cette merde.)
Kim trouve dans l’écriture une manière de s’incorporer. Mais puisque le langage est fluide, le corps le sera aussi. Pour y arriver, cependant, Kim doit tuer le père, ou plutôt tuer toute la famille. Mais là où Kim frappe fort, c'est que ce meurtre symbolique est effectué avec tendresse et amour pour ses aïeux, dans un effort de rester accroché à ses racines et à son sang — Le titre allemand Blutbuch signifie littéralement « Livre de sang ».
Kim de l’Horizon utilise sa queerness et sa fluidité pour irradier le monde entier. Cela peut agacer, cela peut irriter, cela peut déstabiliser ou cela peut impressionner. Il y a dans tous les cas une réelle proposition littéraire dans ce livre qui mérite d’être discutée. Kim veut devenir organique, à la fois liquide comme le sang, et solide comme l'hêtre pourpre. Et l’écriture joue dans ce chemin-là son fabuleux rôle d’outil au service du réel.
C’est un texte qui expérimente, un texte qui se cherche en même temps qu’il cherche, dans le fond comme dans la forme. « J’ai commencé ce texte un nombre incalculable de fois, j’ai échafaudé des intrigues jusqu’à en avoir la nausée. Mais ça ne fonctionne pas, cette échafaudation, ces sentiers tracés d’avance dans le sable. Le chemin se dessine en marchant. »
Les paragraphes s'enchaînent, ils montent en puissance, puis se retire, comme ... Les Vagues de Virginia Woolf que Kim cite en exergue du texte, avec ce qui pourrait être le mantra de ce récit : « I’m rooted, but I flow » (Je suis enracinée, mais je m’écoule).
Kim de l’Horizon a écrit en plusieurs années — 10 exactement. En tâtonnant. Et cela se ressent à la lecture. L’on arrive presque à voir Kim reposer le stylo à la fin d’un paragraphe, vidé de ce qui vient d'être écrit, au point de ne pas vouloir, pas pouvoir, aller plus loin pour aujourd’hui, sans savoir quand ce stylo sera repris, sans savoir où ce tas de mots ira, quelle forme il prendra.
Le texte contient ainsi nécessairement des défauts, et quelques longueurs. Mais la force de sa proposition globale fait que l’on oublie sans problème tous ces moments où nous avons pu sortir du livre. Hêtre pourpre est une réelle expérience de lecture, une aventure littéraire, et c’est de ça dont il faut parler, plutôt que de s’inquiéter, comme Ueli Maurer, ancien président suisse du fait que Kim mette du rouge à lèvres, où que Kim soit un es (pronom impersonnel allemand) et non un er (il) ou un sie (elle).
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De l'Humus à l'Hêtre pourpre, il n'est qu'une question de temps avant que, de la graine plantée, la nature érige cet arbre solide et sûr de lui. Un roman tel que celui de Kim de l'Horizon, qui comme Gaspard Koening parvient à saisir une partie du réel moderne, pourrait-il un jour figurer parmi les favoris du prix Goncourt ? Le jury germanophone n'a pas eu froid aux yeux en récompensant ce texte de la plus haute distinction littéraire de langue allemande en 2022.
Pendant ce temps, au pays des germanopratins, Emmanuel Macron, le Sénat et l'Académie française se sentent « mortellement » menacés par un point médian et par les pronoms neutres. Dans ces conditions, donner un Goncourt à unǝ écrivainǝ queer relève de la science fiction.
Paru le 23/06/2009
473 pages
Editions Gallimard
11,00 €
Paru le 31/08/2023
424 pages
Julliard
25,00 €
Paru le 07/05/2008
288 pages
Christian Bourgois Editeur
15,20 €
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