Quatrième ouvrage de celle qui fit sensation en 2019 avec La Maison et qui publia son premier roman à 22 ans. Une coquille sur la couverture ne fera pour autant pas oublier le texte, bien au contraire : l'anecdote typographique éveille la curiosité... Quand certains ont des choses nécessaires à dire, Emma Becker a des choses subtiles à raconter. Sa grande force, depuis ses premières oeuvres ? Son honnêteté. Elle est de l'étoffe dont sont faits les écrivains psychologues.
Le 26/08/2022 à 09:32 par Hocine Bouhadjera
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26/08/2022 à 09:32
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« J’étais une sorte de (Louis) Calaferte pour Vincent, l’écrivaine décoiffée qui écrit des choses que les autres n’osent pas formuler, qui froisse la bienséance de ses escapades sexuelles, de sa recherche désespérée d’elle-même. »
Le récit, d’une subjectivité triomphante, débute par un message au fils au nom suranné d’Isidore. Il grandira et découvrira les textes de l’écrivaine, sa mère, et « ce que je voudrais que mon fils comprenne, c’est que j’ai essayé de me distraire de la place immense qu’il prenait en moi en y bourrant tout un tas de mecs qui me faisaient me sentir vivante — c’est-à-dire en danger. » Georges Bataille associait fondamentalement érotisme et révolte, Emma Becker lie sexualité avec attention, séduction et ennui. Ils se rejoignent en revanche, derrière Alberto Moravia, dans l'idée que rien ne se conçoit, hors de la primauté d’Éros.
Tous les hommes de sa vie
Le fils n’est qu’une présence lointaine durant tout le texte, laissant sa place de jeune prince aux hommes de la vie de l’écrivaine : Lenny de Berlin, où elle vit, rencontrée quand elle travaillait dans un bordel pour donner matière à son roman, La Maison. Il est le père d’Isidore et accepte avec philosophie les tromperies d’Emma, ne se gênant pas pour lui rendre. Ils sont ensemble depuis 7 ans. Une certaine culture internet grande consommatrice de porno le définirait sous le dénominatif de cuck. « Un couple libre, c’était un couple en fin de vie – mais il y avait les enfants, n’est-ce pas, alors il fallait trouver des solutions. »
Il y a l’anglais idéaliste et chômeur Jon, le distingué et plus âgé Gaspard, le réalisateur vexant Vincent, le chirurgien du passé, Cecil, un Russe un soir dans un parc berlinois, outil de fantasme et de frisson, le financier Cody, le grand-père mourant… Et à travers toutes ces expériences, une véritable méditation sur le désir féminin et le rapport de la femme à l’homme quand il est concret, vécu, et que les deux partis sont avantagés par la nature ou le statut social.
S’éclairent ces malentendus constants qui sont la base des relations hommes-femmes, et l’auteure retranscrit ce qu’elle ressent sans le maquillage de la convention ou des idéologies qui donnent à l’époque ces teintes, entre le gris et le flashy. Elle saisit sa volupté en faisant plaisir à un homme, ou plutôt en devinant ce plaisir dans ses yeux. À terme, c’est le pouvoir sur lui qu’elle récupère.
« J’en conclus que sucer un homme équivaut à lui faire baisser sa garde, à l’amener à un niveau où je peux le comprendre, où il n’est plus aussi impressionnant – un niveau où j’existe pour lui, où je suis donc perméable. Le problème, c’est peut-être ça, qu’il en soit des hommes de ma vie comme des hommes qui écrivent. Prendre leur queue dans ma bouche, désarmer la bombe qu’ils représentent, sauver ma peau. »
Ou encore : « C’était une consternation sans haine, au fond je savais parfaitement que je faisais ça parce qu’il y aurait au moins un moment, le lendemain ou dans dix ans, où Cecil penserait à cette pipe et soupirerait dans sa bagnole, qu’est-ce qu’elle suçait bien. Ça n’allait pas plus loin que ça. Il y penserait une demi-seconde, le bénéfice semblait grotesque, mais combien de temps ça me nourrirait, moi, la perspective de cette demi-seconde rêveuse dans le quotidien de Cecil ? »
Et plus, l’ambiguïté des choses : « Mais venant de Lenny ça me fait rire, je pense que c’est parce que je m’en fous, de toute façon c’est fini entre nous et il l’ignore encore, n’empêche que je lui dis que c’est dommage qu’il ne soit pas là pour ouvrir ce paquet avec moi, et je le pense vraiment. »
Elle monte des projets érotiques : un parc, en pleine nuit, où se promène un homme qu’elle n’a jamais vu, qui ne l’a jamais vue, mais qui sait qu’elle attend « d’être saisie et consommée là, dans un coin, à même le sol. » Entre sérieux de l’entreprise et comique de l’exécution à laquelle elle survit, sans jamais être dupe de ce qui la motivait : « Comme si on ne se distrayait pas toujours de quelque chose en baisant. »
Dans ce balancier entre un idéalisme mental que portent en eux les grands curieux, et leur instabilité même, fruit de cette boulimie de la nouveauté, une essence du désir est capturée : une activité du plus trivial et obscène où la chute vertigineuse dans la matérialité des instincts atteint à un sommet. Métaphysique du pendu.
Emma Becker, sortie des romantismes de façade qui se vendent bien, et profondément sentimentale, montre le caractère ludique de la sexualité. Si le jeu descend du travail, et que l'Homme est l'animal qui travaille, l’amour est un effort, dont l’objectif est le succès, la conquête, la subordination. L’occasion de revenir à la grande idée de son texte, La Maison : il n’y a pas de différence de nature entre la prostitution et la vie de chacun, car ces quotidiens sont faits de mille prostitutions. Toutes les fois, très nombreuses dans une journée, où il faut séparer l’esprit du corps pour ne pas perdre le monde, où on souhaiterait ne pas le faire, mais on le fait quand même ; où on sort du dégoût par l’oubli.
Il suffit de contempler ce que peut accepter de subir, en termes d’humiliation, un chroniqueur de TPMP, pour saisir cette banale réalité.
Troubler, oui. Jamais falsifier
Cette chronique ratiocine beaucoup, car Emma Becker y pousse. Avant tout cérébrale, l’expérience de ce texte est très éloignée de la production érotique standard, sans parler du Marquis de Sade. Pour le dire clairement : il n’est pas « bandant ». L’auteure est une philosophe et non une sensuelle. Avec toutefois un long passage sur le fistfucking.
Elle est d’une finesse rare dans la description de ces jeux subtils des relations. À son sujet, cette phrase de Simon Liberati dans son journal intime, Liberty, est une parfaite synthèse : « Le séducteur et le moraliste. Parfois (souvent), les deux vivent dans la même tête, cela donne une certaine forme de lucidité peu fiable. » « J’avais été glaciale en remballant mes affaires, par là j’entends cordiale. »
Cette femme exposée et entreprenante, entourée d’hommes (même ses amis ne sont que des hommes), constate, sans jugement, que les femmes s’estiment encore à travers ce regard masculin, sauf quand elles décident, appuyées sur des idées, de se détourner de cet état de fait, « toujours là, tapie dans un coin, vexée de n’être le totem de personne. » Elle est tiraillée entre ce désir d’être « possédée », porte de la jouissance, et cette quête de l’ascendance sur l’homme. Surtout, si cet homme, « aime les dieux » quand elles, « aiment les Hommes », comme le disait Drieu La Rochelle.
Emma Becker n’en oublie pas de rappeler à l’importance du décor. À Berlin comme ailleurs hors de chez soi, entourée d’étrangers, on est toujours plus libre. Le très proustien thème du paysage prend corps : « Avec Jon à Paris, j’aimais tellement ce paysage que je me suis mise à l’aimer, lui, parce qu’il s’y fondait si obligeamment. » La représentation : « Après tout, merde, un réalisateur et une écrivaine ! » Ou quand elle passe par l’art, comme dans l’Anamour de Serge Gainsbourg dévisageant Jane Birkin avec les yeux de l’amour : « Partager ce regard, c’est ni plus ni moins avoir réussi sa vie. » « J’ai au préalable accolé son nom de famille au mien, comme je l’ai fait et continuerai à le faire pour chaque homme qui passe, même en coup de vent, dans ma vie. »
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Le tout est mené avec une belle écriture et beaucoup d'humour, que ce soit des situations ou vis-à-vis d’elle-même ; avec parfois, si on veut être méchant, des relents de chronique sexuelle d’une jeune Parisienne nantie en quête d’une bohème berlinoise. C’est évidemment bien plus : Une mine d’information pour les hommes puisqu’elle ne travestit pas la réalité, et pour les femmes, parce que ça devrait toujours être galvanisant quand des vérités éclatent au visage comme des feux de Bengale.
Pour les autres, de toute façon, la sincérité restera trop âpre et douloureuse. Avec ce nouveau texte, Emma Becker ne se réconciliera pas avec la frange féministe hostile à son précédent texte sur les maisons closes. Elle ne mettra pas non plus de son côté les droitards en quête d’un autre confort intellectuel. Il faut donc le découvrir, car ça devrait être la fonction de l’art de troubler et non de falsifier, comme l’affirmait un certain Louis Calaferte…
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Par Hocine Bouhadjera
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