Alors que la Bibliothèque nationale de France, comme d'autres institutions et musées parisiens, ferme ses portes ce 8 décembre en prévision d'une nouvelle journée de mobilisation dans le cadre du mouvement des « Gilets Jaunes », le Syndicat de la librairie française alerte sur les conséquences économiques négatives des blocages. Un communiqué alarmiste, semble-t-il, alors que les situations sont beaucoup plus complexes et contrastées.
Le 07/12/2018 à 16:54 par Antoine Oury
Publié le :
07/12/2018 à 16:54
Comme d'autres corporations de commerçants, le Syndicat de la librairie française semble avoir cédé à la panique, ce vendredi 7 décembre, en publiant un communiqué alarmiste. Intitulé « L'activité des librairies fortement impactée par le mouvement des “gilets jaunes” », il dresse un panorama peu engageant des ventes en librairies depuis le début du mouvement social.
« Alors que la tendance de l’année restait légèrement positive (+ 0.8 %) après un été et une rentrée pourtant difficiles pour de nombreux libraires, une nette dégradation est intervenue depuis le lancement du mouvement à la mi-novembre », peut-on lire. « Après une première semaine de novembre dynamique (+ 7 %), la tendance s’inverse : semaine 46 (- 3.8 %), semaine 47 (- 4.6 %), semaine 48 (- 2.7 %) et - 8.3 % sur le seul week-end des 1er et 2 décembre », appuie le Syndicat de la Librairie française.
Les chiffres du communiqué se basent sur l’Observatoire de la librairie française, un outil professionnel qui rassemble 200 librairies « de toutes tailles ». « On peut malheureusement craindre une amplification de cette détérioration du fait de la mobilisation forte annoncée samedi prochain. Certaines librairies proches des lieux de rassemblement ont d’ailleurs décidé de baisser leurs rideaux ou envisagent de le faire », conclut le syndicat.
« Nous n’avons pas de positionnement politique par rapport au mouvement », explique-t-on du côté du Syndicat de la Librairie française, « il s’agit d’un simple constat ». L’organisation professionnelle explique ne pas avoir eu « énormément de retours de libraires », mais s’est basée sur les données de son outil interne pour en tirer des observations, sans pouvoir fournir plus de précisions quant à la répartition géographique des librairies.
« Tout dépend de la focale adoptée, mais, sur les trois dernières semaines, on observe une baisse très nette des ventes à partir du début du mouvement des gilets jaunes. Cette vision macro n’efface pas le fait que, sur certains territoires, les librairies sont très impactées, sur d’autres beaucoup moins », précise Guillaume Husson, délégué général du SLF. « Il est vrai que la rentrée de septembre n’est pas si bonne non plus, pourtant il n’y avait pas de mouvement des gilets jaunes. »
Un rapide tour de la profession, auprès de quelques librairies françaises, permet rapidement de se convaincre que les situations sont effectivement très contrastées, selon l’emplacement géographique et la taille des librairies. Nicolas Coulmain, gérant de la Librairie Guillaume, dans le centre-ville de Caen, évoque ainsi un effet inverse du mouvement sur sa librairie :
« On observe plutôt une hausse de la fréquentation, et c’est aussi le cas pour d’autres commerçants. Nous avons connu plusieurs samedis où l’accès aux grandes zones commerciales était bloqué, ce qui a plutôt bénéficié au centre-ville », nous explique le libraire. Aussi, la fin d’année ne suscite pas trop d’inquiétude, si ce n’est les livraisons pour les commandes de dernière minute, avant Noël. Sur les trois derniers samedis, la Librairie Guillaume n’a pas été livrée : les quelques jours de retard, peu problématiques pour l’instant, pourraient le devenir à l’approche d’une échéance comme Noël.
Dans les régions, tous les ressentis ne sont pas aussi bons : à Clermont-Ferrand, la Librairie vit plutôt mal les débuts du mouvement. Un salon du livre, organisé du 16 au 19 novembre dans la ville, a été directement touché : « Les gens n’ont pas pu venir en raison de l’absence de trams et de bus », explique la libraire Dominique Minard. Ces jeudi et vendredi, ce sont les manifestations des lycéens qui ont eu les mêmes effets, et la pénurie d’essence qui touche la région corse encore la situation.
« La fréquentation est en baisse, et je suis très inquiète pour la fin d’année », témoigne Dominique Minard. « Pour l’instant, il est impossible d’estimer la perte ou de se risquer à faire des prédictions, mais la baisse de jour à jour par rapport à l’année dernière est réelle. » Curieusement, toutefois, les blocages n’ont pas eu d’impact sur l’acheminement des stocks, ajoute-t-elle, malgré l’absence d’entrepôts dans la région.
À Paris, où ont été filmées les images de débordements de certains manifestants et de membres des forces de police, la situation est aussi moins dramatique qu’il n’y parait. Bien sûr, des librairies situées dans les zones touchées par les manifestations plus violentes tirent le rideau les samedis, et notamment ce 8 décembre, comme la Librairie Galignani, rue de Rivoli, et la Librairie du Rond-Point, avenue Franklin Delano Roosevelt.
Mais, même au sein de cette dernière, spécialisée dans le théâtre, on relève un chiffre d’affaires « qui n’est pas impacté outre mesure, ce n’est pas catastrophique. Si ça se prolonge, toutefois, cela pourrait le devenir », explique-t-on. Pour le troisième samedi consécutif, la librairie sera fermée, parce que le théâtre le sera aussi, pour assurer la sécurité des spectateurs.
Dans un autre arrondissement parisien, plutôt classé à gauche, le 11e, la librairie Les Guetteurs de vent note « une légère baisse des ventes », comme nous l’indique Nicolas, libraire. Qui précise rapidement : « Le syndicat a beau jeu de l’associer avec le mouvement des Gilets jaunes, l’explication est plutôt une année très faible et littérairement pauvre : la rentrée littéraire a déjà fait des ventes décevantes. »
D’après lui, le mouvement peut ajouter une problématique, mais il y voit aussi un phénomène intéressant : « Les gens viennent beaucoup en librairie pour acheter de la sociologie, des essais engagés comme ceux du Comité invisible, des ouvrages sur l’écologie, des BD sociologiques ou des sciences humaines », détaille-t-il. Une autre fin du monde est possible, de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle (Seuil), No society de Christophe Guilluy (Flammarion) ou encore Sorcières de Mona Chollet, sur le sexisme et l’oppression des femmes (La Découverte), sont ainsi devenus de beaux succès.
Les librairies parisiennes, qui profitent souvent d’une clientèle de proximité, ne sont généralement pas aussi touchées que leurs homologues en régions, tant qu’elles ne se trouvent pas sur une zone à risque. À l’inverse, « celles qui bénéficient d’habitude d’une clientèle de passage peuvent en prendre plein les dents ».
Du côté des stocks, Paris et sa région sont aussi épargnées, dans la plupart des cas, en raison de l’abondance d’entrepôts — on compte simplement quelques retards. Jérôme Ruckstuhl, gérant de la Librairie Lamartine, à Neuilly-sur-Seine, confirme que « tout arrive en temps et en heure ». Sa librairie, située dans une ville très aisée de l’Ouest parisien, a connu des samedis en dents de scie : le samedi 24 novembre a été très bon, « car les Neuilléens ne sont pas sortis à Paris ». À l’inverse, le samedi 1er décembre a été très mauvais.
« Neuilly-sur-Seine se trouve entre La Défense et la Porte Maillot et, a priori, les points de rendez-vous seront à ce niveau-là. Nous ouvrons demain, car c’est censé être un énorme samedi, mais il va être très mauvais. À Neuilly, la population a très peur de ce genre de manifestations », explique Jérôme Ruckstuhl. « Tout cela parce que 100 connards, passez-moi l’expression, se promènent au milieu de 2000 gilets jaunes », ajoute-t-il.
Benoît Bougerol, propriétaire de deux librairies, nous confirme les difficultés locales suite aux blocages de Gilets jaunes, mais avec la mise en perspective de contextes locaux très distincts.
« À Rodez nous avons connu une chute de 40 % le 1er samedi suite au blocage des accès (tous les ronds-points de la rocade), mais ce fut pire pour les commerces de périphérie. Depuis une semaine il y a des manifestations, mais plus de blocage. De plus, il n’y a eu aucune violence à Rodez et tout le monde comprend l’importance des commerces indépendants de proximité », indique-t-il à ActuaLitté.
Toutefois, à ce jour et depuis début décembre, l’activité est stable, comparable à celle de l’an dernier. À Toulouse, c’est l’inverse : peu d’incidence en novembre, puisque le mouvement des gilets jaunes a moins touché les grandes métropoles. Ces dernières n'éprouvent pas aussi fortement le sentiment d’abandon des territoires ruraux.
« Par contre, depuis lundi 3 décembre c’est le mouvement lycéen qui déstabilise le centre-ville. Beaucoup de violences, de destructions, donc de peur dans le cœur de ville… Or, les lycéens expliquent qu’ils ne sont pas solidaires des gilets jaunes et que leurs actions concernent le “nouveau” bac et Parcoursup… »
La clientèle de quartier est là, mais les arrêts continuels des métros, des trams, des bus réduisent considérablement la venue des clients moins proches. « Et nos libraires ont de gros problèmes pour venir et rentrer chez eux. Le contexte local est essentiel, et dans ces journées commercialement décisives nous sommes tous inquiets. »
L’ultime inquiétude de la profession concerne les ventes en ligne, sur lesquelles les clients pourraient se reporter dans certains cas. La plupart des libraires disposent désormais d’une solution de vente en ligne, avec livraison ou retrait en magasin, mais « ce genre de choix profite souvent à un autre acteur », remarque pudiquement Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.
Cet acteur, qui répond bien sûr au nom d’Amazon, pourrait toutefois ne pas sortir indemne non plus des mobilisations. À Bouc-Bel-Air, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, des Gilets jaunes sont ainsi venus prêter main-forte à des salariés de la multinationale en grève pour dénoncer les conditions de travail, en pointant du doigt les avantages fiscaux dont elle bénéficie. De la même manière, les grandes surfaces culturelles, comme les Fnac et les Cultura, devraient rencontrer quelques difficultés.
A priori, et malgré une sympathie plutôt largement affichée, la profession de libraire ne s'est pas engagée dans le mouvement des Gilets jaunes, comme nous le confirment plusieurs représentants et le Syndicat de la librairie française. Si vous êtes libraire et Gilets jaunes, n'hésitez pas à vous faire connaitre auprès de la rédaction.
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