Comme chaque semaine, Actualitté ouvre ses colonnes à Neil Jomunsi pour son Projet Bradbury, un marathon d'écriture où l'auteur rédige et publie une nouvelle par semaine pendant un an. Aujourd'hui, voilà que se pose la question de la propriété des idées, cruciale dans les métiers de création. De fait, elle cristallise les passions, les envies, les jalousies quelquefois, et suscite l'admiration du public comme celle des autres créateurs. Comment a-t-il pu avoir une telle idée ? entend-on souvent, comme si l'idée était au centre du processus de fabrication d'une oeuvre de l'esprit.
Le 13/12/2013 à 11:30 par Julien Simon
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13/12/2013 à 11:30
J'ai encore vu hier, sur Facebook, un illustrateur invoquer le plagiat d'une de ses créations en mettant côte à côte sa propre oeuvre et celle qui imaginait "plagiée". Outre le fait que ni l'une ni l'autre n'étaient très originales, cette obsession du vol artistique est très présente dans nos métiers et enrichit les caisses des sociétés de dépôt, qui prétendent pouvoir protéger vos créations. En réalité, elles ne protègent que la manière dont vous les avez écrites.
Que l'on ne se méprenne pas sur mon intention : j'ai un grand respect pour les idées, et particulièrement les bonnes idées. D'ailleurs, cette réflexion m'est venue en passant en revue les "pitchs" (des résumés sommaires d'histoires potentielles) que j'écris dans mes carnets et dont je me sers pour alimenter le Projet Bradbury. Les idées sont le terreau sur lequel fleurissent les histoires que nous écrivons. Mais les idées ne sont pas les histoires : seulement la graine qui leur permet de naître.
L'idée de la nouvelle de la semaine (la 17ème sur 52) m'est venue il y a longtemps, plusieurs années en arrière, mais je ne l'avais jamais utilisée jusqu'alors. Pour quelle raison ? J'étais persuadé (je le suis toujours, même si de moins en moins) d'avoir lu, quelques semaines après l'avoir couchée sur le papier, le synopsis d'un film à venir qui reprenait grosso modo la même trame.Un film qui, dans mon souvenir, impliquait la participation de Vincent Cassel et de Matthieu Kassovitz, mais qui, malgré mes recherches, demeure introuvable. Du coup... je me demande si je ne l'ai pas rêvé, ce film.
Voici le résumé du Pont en quelques mots. Si jamais cela vous rappelle quelque chose, vous pouvez toujours me le signaler dans les commentaires.
Lorsque Samson, un troubadour dont les seuls crimes sont d'être un peu curieux et gourmand de postérité artistique, pose un pied sur le pont, il n'imagine pas ce qu'il trouvera de l'autre côté. L'ouvrage semble dater d'une époque lointaine et les villageois, bien trop peureux pour enquêter, évitent de s'en approcher. Cela fait si longtemps que personne n'a traversé que personne ne se souvient de ce qui se cache derrière la brume qui l'enveloppe. Mais Samson a décidé de prendre son courage à deux mains et de tenter la traversée. Qui sait, peut-être trouvera-t-il sur l'autre rive l'inspiration pour le chef-d'oeuvre qu'il ambitionne d'écrire ?
Toujours est-il que je me suis longtemps empêché d'écrire cette histoire de pont, au seul motif qu'il m'avait semblé en entendre parler ailleurs et que jusque là, la perspective de reprendre une idée d'un autre auteur me paraissait complètement immorale, voire stupide. Si quelqu'un découvrait le "méfait", je passerais pour un imbécile ou pire, pour un copieur.
Mais ma réflexion a un peu évolué sur ce sujet, d'abord grâce à deux auteurs dont je respecte les créations au plus haut point et qui, pourtant, semblent ne pas faire grand cas des idées originales.
Prenez Ray Bradbury, dont le souvenir a donné le nom au Projet de votre serviteur. Que dit-il à propos de ses lectures et de ce qui l'inspire ? Dans une interview accordée à la célèbre Paris Review, il explique très clairement le rapport qu'il entretient avec les idées d'autres écrivains de science-fiction.
INTERVIEWER : Lisez-vous vos contemporains ?
BRADBURY : J'ai toujours pensé que l'on devait lire très peu dans son propre champ sitôt qu'on s'y attelait. Mais au début, il est bon de se mettre au courant de ce que les autres font. À dix-sept ans, j'ai lu tout Robert Heinlein et Arthur Clarke, ainsi que les premiers écrits de Theodore Sturgeon et de Van Vogt — tout ceux qui publiaient dans Astounding Science Fiction — mais mes plus grandes influences en matière de science-fiction demeurent celles de H. G. Wells et de Jules Verne. J'ai découvert que je ressemblais beaucoup à Verne : c'est un auteur de fables morales, un précepteur en humanités. Il pense que l'être humain est dans une position très étrange dans un monde qui l'est tout autant, et il croit que nous pouvons en triompher en nous comportant de façon morale. Son héros Nemo — qui d'une certaine manière est l'autre versant de Ahab, le héros fou de Melville — vogue à travers le monde pour voler les armes des gens et leur apprendre la paix.
INTERVIEWER : Que pensez-vous des écrivains plus jeunes que vous ?
BRADBURY : Je préfère ne pas lire les écrivains de science-fiction plus jeunes que moi. Assez souvent, il peut être déprimant de découvrir qu'ils sont tombés sur une idée sur laquelle vous travaillez vous-même. Le but que vous visez, c'est simplement de venir à bout de votre propre travail.
Ce que Bradbury veut dire est clair : peu importent les idées. L'essentiel est de travailler sur ce qui vous anime, et le fait que d'autres puissent y travailler en même temps que vous n'est pas un handicap. Un peu plus près de nous, un écrivain que je respecte tout autant s'est exprimé sur le sujet. Il s'agit de Neil Gaiman :
Racontez les histoires que vous seul pouvez raconter, parce qu'il y aura toujours de meilleurs écrivains que vous et qu'il y aura toujours des écrivains plus intelligents que vous. Il y aura toujours des gens qui seront meilleurs que vous à faire ceci ou cela... mais il n'y a qu'un seul vous. Tarantino - on peut critiquer ce que Quentin fait - mais personne n'écrit du Tarantino comme Tarantino. Il est le meilleur écrivain à la Tarantino qu'il puisse y avoir, et c'est à cela que le public réagit : il dit « c'est une oeuvre originale avec un point de vue singulier ». Il y a de meilleurs écrivains que moi dehors, il y en a de plus intelligents, il y a des gens qui construisent de meilleurs intrigues, il y a tout ce genre de choses, mais personne ne peut écrire une histoire de Neil Gaiman comme moi.
Car c'est bien cela qui compte : la manière.
Les idées vont et viennent. Pour ma part, je suis persuadé que les "bonnes idées" flottent dans l'air du temps, et que les artistes, les créateurs, les entrepreneurs, sont simplement des gens assez ouverts sur le monde pour les attraper au vol. Les idées naissent de la rencontre de différentes choses, de tendances, d'actualités, d'images fortes, et c'est leur combinaison qui, en général, génère une idée forte. Essayez : prenez deux bonnes idées et essayez de les fusionner. Quand cela fonctionne, cela peut créer une idée excellente.
Je me souviens, quand j'étais adolescent, que l'année 1998 a vu deux films hollywoodiens sortir sur le même sujet : un météore géant qui s'écrase sur la Terre. Il s'agissait d'Armageddon et de Deep Impact. Le premier réflexe des journalistes et des producteurs a été de crier au plagiat d'un côté comme de l'autre. Pourtant, à bien y regarder, les films étaient très différents. En fait, ils n'avaient rien à voir l'un avec l'autre. Et pourtant, ils partaient d'une même base, que les scénaristes avaient tirée de l'air du temps. Les allemands ont un mot pour désigner cet esprit du temps, un mot que j'aime tout particulièrement : le Zeitgeist, popularisé par Hegel.
Je crois en ce Zeitgeist. Et je crois donc que d'autres créateurs peuvent avoir la même idée que moi au même moment. Peu importe : les histoires que nous écrirons à partir de cette même base seront très différentes. Car nous seuls pouvons écrire nos histoires de la manière dont nous les écrivons.
Vous remarquerez d'ailleurs qu'une idée dramatique ne peut pas se déposer, se verrouiller par dépôt légal. Si l'on part du principe que toutes les histoires ont déjà été écrites, tout ce que nous faisons n'est qu'une réinterprétation. J'invite donc les auteurs qui pourraient lire mes nouvelles, si un ou sujet ou l'autre les inspire, à s'en emparer et à écrire — sinon de meilleures — d'autres histoires que moi. C'est comme cela que la culture se crée.
Vous pensiez que votre idée allait vous rendre riche ? Pas de chance, quelqu'un l'a déjà eue avant vous. Mais que cela ne vous empêche pas de continuer : vous seul pouvez la raconter de cette manière qui vous est propre.
Vous pouvez acquérir Le Pont au prix de 0,99€ chez Kobo, Smashwords, Apple, Amazon et Youscribe. Vous pouvez aussi et surtout vous abonner à l'intégralité des nouvelles pour 40€ et devenir mécène du Projet Bradbury. La couverture est toujours signée Roxane Lecomte.
En passant, n'oubliez pas de vous inscrire à la newsletter pour recevoir le prochain chapitre de Nemopolis par mail. Le chapitre 5 sera envoyé dimanche matin, avec le résumé des épisodes précédents pour les retardataires.
Crédits photo : bandeau —Light Bulb, Derekskey, via Flickr (modifié), CC-BY ; Ray Bradbury reflecting in his glasses, Michel Fainsilber (c) ; Neil Gaiman — photo promotionnelle pour "Fortunately the Milk"; affiches : Armageddon (Touchstone Pictures) et Deep Impact (Paramount Pictures)
Par Julien Simon
Contact : julien@epubnerd.com
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