Amazon et Apple ont récemment fait part d'une nouvelle fonctionnalité, qui s'inscrit un peu plus dans le modèle de partage non marchand. Pourtant, ces solutions qui permettent, dans un certain cadre, de partager des contenus téléchargés avec d'autres utilisateurs pousse un peu plus loin dans ses retranchements une législation passablement obsolète. Dans l'état actuel de l'art, finalement, les limitations imposées par les éditeurs de contenus volent progressivement en éclat.
Le 23/09/2014 à 16:24 par Nicolas Gary
Publié le :
23/09/2014 à 16:24
Ah, la famille...
Family Sharing, chez Apple, Library Family, chez Amazon, reposent sur les mêmes enjeux : dès lors qu'un utilisateur possède un appareil qui tourne sous le système d'exploitation de l'une ou l'autre société, on peut plus facilement échanger avec lui des œuvres. Attention : Amazon va un peu plus loin, puisque son outil permet de partager les contenus directement vers les applications Android, iOS ou Windows. Or, pour Apple, seuls les appareils iOS sont éligibles. Comme Amazon n'a pas eu la politesse de traduire ses mentions légales, nous nous intéresserons exclusivement à celles d'Apple. Na !
Family Sharing se présente comme suit :
Family Sharing vous permet de partager les produits éligibles iTunes, App Store, Mac App Store et iBooks Store avec jusqu'à six membres (vous y compris) d'une même « Famille ». Si vous constituez ou rejoignez une Famille, vous pourrez visualiser les produits éligibles des autres membres de cette Famille et télécharger ces produits sur votre appareil ou ordinateur compatible. Vous pouvez également choisir de cacher certains de vos achats afin que les autres membres de votre Famille ne puissent pas les visualiser ou les télécharger
La suite de la présentation, fournie au travers des Conditions d'utilisation énumère ensuite les données que l'on peut partager, tout en exposant les limitations idoines. Ainsi, « il est obligatoire de détenir des comptes iTunes et iCloud ; iOS 8 et/ou OS X Yosemite sont nécessaires pour constituer et rejoindre une Famille ». Et bien entendues, certaines opérations ou fonctionnalités peuvent ne pas fonctionner. Soit.
Le Cercle de famille, notion sans concept ?
Pourquoi s'interroger sur ce principe de partage ? D'abord, dans le cadre des livres numériques, les éditeurs se sont acharnés à limiter les possibilités d'échanges, en installant des DRM. Par ces verrous, il n'est possible d'échanger qu'avec 5 utilisateurs son fichier, avant que ce dernier ne soit bloqué. En théorie, du moins, puisque, c'est un secret de polichinelle, un DRM peut se dégager aussi facilement qu'on se taille les ongles.
Ensuite, il faut revenir au Code de la propriété intellectuelle, L122-5, pour comprendre ce que, légalement, l'utilisateur est autorisé à faire. Dès lors que l'œuvre est divulguée (publiée, commercialisée, mise à disposition, etc.), l'auteur n'a plus la possibilité d'interdire « les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille ». Autrement dit, le cercle de famille est le mètre étalon de toute diffusion autorisée.
Dans sa présentation, Apple avance deux choses : la première, c'est le partage avec 6 membres, ce qui octroie une personne de plus la possibilité que le DRM Adobe. Mais comme les ebooks avec DRM Adobe ne sont pas reconnus par iBooks (l'application de lecture d'iOS), le fait reste anecdotique. En revanche, une première question se pose : constituer ou rejoindre une famille, n'aide pas à définir ce que la législation française pose comme étant le cercle de famille.
De toute manière, ce dernier est particulièrement flou : en l'absence de définition dans le Code civil, on reconnaît simplement les notions d'alliance, qui introduit une notion de droit ou de parenté et incarne une notion biologique. Ce cercle de famille serait alors constitué de personnes liées par le droit et par le sang. Et comme le modèle familial arrive enfin à évoluer, ces deux acceptions sont d'autant plus relatives. Surtout qu'Apple propose bien de « constituer ou rejoindre » une Famille.
Bien entendu, Famille n'est pas à prendre dans un sens légal ni sanguin : il s'agit plutôt de la grande Famille des gens qui possèdent un appareil iOS, et en regard de 10 millions d'iPhone 6 récemment vendus, on peut se dire que la famille est grande. Mais le choix du terme ne doit rien au hasard.
Bienvenue dans le monde merveilleux de iOS 8
Apple propose bel et bien de créer ex nihilo une famille, un cercle de clients iOS avec lesquels il devient possible de partager des contenus. Et nous entrons bien dans l'idée d'un partage non marchand, où les limitations imposées semblent particulièrement fragiles. Admettons que M. Bezos dispose d'un iPhone et rejoigne la famille de M. Ballmer : il reste possible pour l'un comme pour l'autre, d'intégrer 5 personnes à leur Famille Apple.
Par un effet rhizomatique très simple, les contenus que M. Ballmer met en partage se retrouveront chez M. Bezos, qui les diffusera à d'autres personnes, et ainsi de suite. Le modèle d'invitation devrait, en l'occurrence limiter les possibilités, mais nul doute qu'une porte dérobée existe. À aucun moment Apple n'indique en effet qu'un contenu partagé par un utilisateur ne peut pas être repartagé par un autre, vers d'autres utilisateurs.
De quoi intriguer. Bien entendu, Apple a besoin de vendre des livres numériques, mais certainement plus de vendre des appareils. Donc d'étendre son parc de machines et d'utilisateurs. Dans le même temps, consolider une communauté d'utilisateurs parce que le partage est facilité entre eux – en théorie, n'est-ce pas : les retours négatifs sont déjà nombreux – est une approche politique et économique pour le moins intéressante.
Cela équivaudrait, toute proportion gardée, à considérer que les utilisateurs du réseau Torrent, parce qu'ils utilisent la même solution logicielle, peuvent partager des fichiers, parce que le développeur de l'application le permet. Intéressant.
Le partage non-marchand, par les marchands
Et d'autant plus intéressant que la question de partage non marchand avait été évoquée par le ministère de la Culture, en juin 2013. Aurélie Filippetti voulait initier une mission qui se consacrerait à ce type d'échanges, alors même que le rapport Lescure avait tenté de noyer le bébé avec l'eau du bain. Beurk. Dans une réponse faite en octobre 2013, la ministre précisait :
S'agissant de l'adaptation du droit d'auteur aux nouveaux modes de diffusion des œuvres, le rapport juge que la légalisation des échanges non marchands, éventuellement en contrepartie d'une contribution forfaitaire à la charge des internautes, « se heurte aujourd'hui à un trop grand nombre d'obstacles juridiques, économiques et pratiques pour pouvoir constituer, à court terme, une réponse crédible à la problématique du piratage ». Toutefois, au regard des constantes évolutions des usages et de l'économie numérique, le rapport estime souhaitable d'approfondir la réflexion sur la légalisation des échanges non marchands, en précisant la notion de partage non marchand dans l'univers numérique et en définissant les modalités d'une reconnaissance juridique de ces échanges
Et d'ajouter :
Les services du ministère de la Culture et de la communication ont engagé, sur la base de cette dernière préconisation, une réflexion visant à définir les contours de la notion de partage non marchand dans l'univers numérique et à évaluer si les échanges non marchands ainsi définis doivent faire l'objet d'une démarche publique de sécurisation, compte tenu d'une part des avantages attendus en termes d'accès aux œuvres et d'autre part des inconvénients possibles pour l'économie de leur production.
Pour l'heure, la mission est certainement quelque part, mais on ignore dans quel tiroir, de quel bureau. Est-ce que la loi Création, que tout le monde a maintenant oubliée, en ferait état ? « Rien n'est moins sûr », entend-on, dans le café à côté de la rue de Valois. Mais alors ? « Alors on aurait peut-être dû moins se laisser marcher sur les pieds par les sociétés d'auteurs et autres, avec la question de la licence globale. »
De fait, Apple, comme Amazon, introduit une notion de partage facilitée entre utilisateurs, ce que, peu ou prou, permet un logiciel de Peer-to-Peer. Et second point, d'ici à ce que d'autres solutions plus simples encore, et non limitées par les systèmes d'exploitation des uns et des autres soient activées, il n'y aurait qu'un pas.
Difficile à croire, mais d'une certaine manière, ces acteurs américains ont ouvert la porte à ce que revendique depuis un moment des groupes comme la Quadrature du Net.
La Quadrature du Net considère que le partage non marchand constitue un droit culturel des individus, qui doit être consacré en tant que tel. Elle en a fait le cœur du programme de réforme positive du droit d'auteur qu'elle défend. Nous proposons de légaliser le partage en cessant de considérer celui-ci comme un préjudice, par le biais du mécanisme dit de « l'épuisement » du droit d'auteur. Nous appelons à la mise en place de financements mutualisés pour la création, de type contribution créative, qui bénéficierait à l'ensemble des créateurs en ligne, professionnels comme amateurs, auteurs comme artistes ou contributeurs techniques. Nous voulons que ces nouveaux financements soient gérés de manière ouverte et transparente, sous le contrôle effectif des citoyens au sein d'un système réellement renouvelé. Il s'agit d'inventer une nouvelle forme de financement de la culture adaptée au numérique et non de perpétuer par d'autres biais des logiques de rentes qui n'ont que trop duré !
La pilule est amère, mais le progrès technologique est en marche – et n'a certainement pas attendu que le législateur sorte de son hibernation pour s'activer. Nous attendons de pouvoir tester les solutions iOS 8 pour en faire état dans nos colonnes, mais d'ores et déjà, les éditeurs de contenus, les ayants droit, et autres ont clairement perdu une bataille. La riposte graduée peut s'endormir tranquillement, ni Amazon ni Apple n'ont besoin d'elle.
Reste alors, dans les conditions d'Apple, une phrase qui fera sourire : « L'Organisateur peut supprimer tout membre de la Famille. » Eh oui : l'omerta est une loi implacable...
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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