Tous les genres, même celui que l'on dit mauvais, étaient conviés au festival Le Livre à Metz qui vient de s'achever. La manifestation a, comme chaque année, séduit un large public, avec 200 auteurs ou journalistes venus parler de leur actualité éditoriale, mais aussi de leurs peurs, de leurs désirs et du monde tel qu'il ne va pas très fort.
Le 14/04/2015 à 15:47 par Claire Darfeuille
Publié le :
14/04/2015 à 15:47
"Radio Live Désobéir", une expérience de journalisme live à Metz durant le festival
Du douloureux regard posé par Yannick Haenel sur l'Italie berlusconienne aux blagues potaches de l'équipe de Fluide glacial en passant par la philosophie foraine de Alain Guyard, la thématique Mauvais genre retenue cette année a suscité des réflexions riches et souvent éclairantes sur ce qui est considéré comme hors-norme, dérangeant ou franchement subversif et sur les si confortables étiquettes que l'on a tôt fait d'accoler. Au fil des rencontres et des débats, quelques épisodes de cette 28e édition que l'on a plaisir à se remémorer…
Pisser dans ses frites
En premier lieu, notons quelques expressions qu'il conviendrait de faire passer dans le langage courant, tel l'indispensable « pisser dans ses frites », apporté par Patrick McGuinness et extrait de son roman autobiographique Vide-grenier (Grasset, 2015), prétexte à une belle démonstration sur le sentiment d'étrangeté de celui qui grandit entre deux langues, en l'occurrence l'irlandais et le belge.
Les élèves du lycée Julie Daubié de Rombas, qui présentaient le travail accompli avec les Aurélie Charron et Caroline Gillet de France Inter, auront, eux, retenu les paroles du journaliste algérien, Abdou Semmar, décrivant la propagande des médias nationaux lors du Printemps arabe, en 2011 : « Il était partout écrit que les jeunes se battaient pour obtenir un bidon d'huile. Mais, quel jeune fantasmerait sur un bidon d'huile ! » CQFD. Aucun des élèves présents ne saurait contester. D'autres se diront marqués par les paroles de la jeune journaliste indienne Sandija Sultana, arrivée en France seule pour fuir un mariage forcé au Bangladesh ou le témoignage de Anastasia Kirilenko sur son enfance sibérienne et la Russie de Poutine.
Chargés de recueillir des enregistrements radio sur ce qui est hors-norme, les lycéens ont réalisé une étonnante compilation de témoignages sur la liberté de choix, que ce soit celui d'une petite fille voulant monter sur le ring, celui d'une mère confrontée à la conversion de son fils ou d'une quadra revendiquant son droit à la soumission SM. Leurs prises de sons sont rassemblées sur ce soundcloud.
Les mots, une invention pour contourner le réel
Journalistes en début de carrière ou vieux briscards de l'information, tous s'interrogent sur les fondements du métier et la possibilité de l'exercer dans une époque bouleversée par la vitesse de diffusion de l'information et le modèle libéral. Philippe Lefait, qui animait plusieurs débats, appelle ainsi à sortir de l'immédiateté pour prendre de la distance, Stéphane Paoli, qui a franchi le pas du journalisme à la littérature, s'interroge sur l'usage des mots, « une invention pour contourner le réel, un arrangement » et critique le journalisme actuel « installé dans la construction d'un déni permanent ».
« Les narrateurs du monde, ce sont les écrivains (et non les journalistes. Ndr) » renchérit son mentor et ami Alain Rey, avec lequel il cosigne un échange épistolaire Causa (JC Lattès, 2015). L'érudit « marchand de mots », tel qu'il se définit lui-même, n'aura pas manqué de livrer, au cours de leur intervention à l'église St-Pierre aux Nonnains, quelques lumineuses clefs étymologiques et autres considérations grammaticales sur des expressions courantes, telles que « Français de souche » par exemple : « La souche est un morceau d'arbre mort, contrairement à la racine qui est, elle, bien vivace. Certains feraient bien de s'en rappeler », souligne avec malice le lexicographe qui rectifie également quelques idées reçues, ainsi le « dia » de dialogue ne signifierait pas « deux', mais “à travers » : ‘Étymologiquement, on peut être 10 000 à dialoguer'.
Les baignoires ressorties des salles de bain
Le lendemain, le public aura pris tout autant de plaisir à entendre Florence Aubenas (En France, L'olivier 2014) relater ses rencontres avec les ‘petites gens', ‘la France d'en bas' et autres ‘gens de peu', ainsi qu'est souvent appelée l'humanité qui peine à se faire entendre. Elle rapporte comment à Monceaux-les-mines, les ‘baignoires qui avaient symbolisé l'accès au confort dans les années 70, sont ressorties sur les trottoirs, par ce que les gens n'ont plus les moyens de payer l'eau' et attire l'attention sur ‘cette misère qui ne se voit pas encore'.
Au cours du même débat intitulé La bataille de France, l'anthropologue Patrick Declerk, à qui l'on doit le chef d'œuvre Les naufragés (Terres humaines 2003), interrogé sur la possibilité pour l'homme de modifier le réel, répond laconiquement : ‘J'ai été psychanalyste pendant 20 ans. Je n'en ai pas honte. Une psychanalyse réussie, ce peut être une minute de liberté gagnée. Sinon, je donne de l'argent aux mendiants. Est-ce qu'ils le boivent ? J'espère ! ' Un regard noir sur l'humanité, compensé par un plaidoyer pour la pitié ‘plus forte que l'attention à laquelle il manque la souffrance commune', une humaine compassion justifiée par le fait que ‘le dernier des abrutis est biologiquement, métaphysiquement, fondamentalement mon frère'.
On croit à la victoire, sinon on ne se bat pas
Comment résister aux tragédies, surmonter l'horreur du spectacle du monde ? Réponse au débat intitulé Résister, c'est créer, où l'écrivain In Koli Jean Bofane interrogé sur son dernier livre Congo Inc. (Actes sud, 2014) revient sur les événements tragiques qui ensanglantent la région des Grands lacs. Il raconte les menaces pesant sur le docteur Denis Mukwege, les viols ‘pour détruire le tissu social', les 400 étudiants descendus manifester bien qu'ils savaient qu'ils allaient mourir. ‘Mais le combat est là, on croit à la victoire, sinon on ne se bat pas', explique-t-il, réussissant à faire rire la salle sur un tout autre sujet, les mœurs du bonobo, pour finir sur les raisons de son pacifisme notoire : l'absence de concurrence et le règne des femelles.
Lors de cette table ronde, Yannick Haenel (Je cherche L'Italie, Gallimard 2014) évoque une société où ‘tout est intolérable et on supporte tout' et constate que ‘la colère ne bute plus que sur des fantasmes'. De son exil à Florence pendant quatre ans, il ramène un profond désarroi devant cette ‘Italie introuvable' sous son costume berlusconien. ‘Quand je parle de beauté, les gens me rient au nez. Ça leur semble faire ‘17e siècle »'… Il y aura tout de même vécu un moment d'émerveillement devant une œuvre conjointe de Fra Angelico et de la lumière, ‘une plaine heureuse où la destruction ne vous détruit plus'.
Mauvaises filles et ravies de l'être
Autre démonstration que ‘résister, c'est créer' et parfois aussi, s'imposer comme créateur, a fortiori si on est une créatrice… La table ronde intitulée Mauvaises filles a d'emblée soulevé les interrogations des participantes sur cette étiquette accolée à leurs livres. D'une même voix, elles ont rappelé qu' ‘elles n'écrivaient pas avec leur sexe, mais avec leur cerveau' et que l'écriture n'avait pas de genre. Réfléchissant à leur expérience du féminisme, Virginia Bart (Le meilleur du monde, Buchet-Chastel 2014) a dit n'avoir ressenti l'inégalité entre les sexes ‘qu'une fois arrivée sur le marché du travail', Cécile Coulon de 20 ans sa cadette (Le cœur du Pélican, Viviane Hamy 2015) confié de son côté avoir ‘découvert le féminisme dans les livres d'Annie Ernaux' et Camille Burger (Linda Glamouze, Audie 2009) dénoncé ‘les blogs ‘girly', tenus par des criminelles qui, avec leurs histoires de slips, nous détournent des problèmes contemporains'.
Clémentine Mélois a défendu pour sa part, la liberté de ne s'exprimer que sur ce qui avait motivé son invitation, à savoir son livre Cent titres (Grasset, 2014) où elle pratique l'art du détournement sous toutes ses formes et dans tous les genres. Un ouvrage hautement référencé, qui puise autant dans la culture populaire que classique, et une excellente démonstration que l'humour est définitivement ‘transgenre' et sans chapelle.
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