Au mois d’avril, France 4 a diffusé le documentaire d’Emmanuelle Debats, Fanfiction, ce que l’auteur a oublié d’écrire. La diffusion à une heure tardive, en troisième partie de soirée, est un peu passée inaperçue au printemps dernier. C’est un article, publié ici même, qui m’a mise sur la voie ce documentaire disponible sur Youtube (voir en fin d'article). Il aborde la question de la fanfiction sous un angle original.
Ryan Ruppe, CC BY 2.0
Plutôt que de (ré) expliquer encore le concept et de s’intéresser aux success-stories que nous connaissons par cœur (After d’Anna Todd, Fifty Shadesof Grey d’E.L James..), Emmanuelle Debats revient sur les raisons qui ont poussé des jeunes femmes à se lancer dans cette entreprise. Derrière les 750 000 fanfictions sur Harry Potter, les 250 000 sur Twilight ou les 1,4 million sur le groupe One Direction, se cachent des visions de la littérature et des prises de position inédites.
par Mathilde de Chalonge
L’auteur.e de fan fiction est, majoritairement, une femme occidentale blanche. Selon le professeur d’anglais et de fanfiction à l’université d’Utah, Anne Jamison, il n’y a aucune autre sphère de la vie culturelle, à l’exception de la romance, qui soit dominée par les femmes.
Le masculin l’emporte souvent sur le féminin dans le monde littéraire. Au printemps, plusieurs ont pointé du doigt le fait qu’aucune femme n’apparaissait dans le programme du baccalauréat littéraire. Une pétition lancée par Françoise Cahen, professeur de français, avait recueilli 20 000 signatures en juin. Madame de La Fayette, Simone de Beauvoir, George Sand, Marguerite Duras, Louise Labé… et tant d’autres font partie des grands noms de la littérature, mais sont régulièrement balayés des programmes officiels.
Dans la fanfiction, la question masculine est évacuée. Les femmes sont majoritaires et les hommes doivent se plier à leurs règles pour rentrer dans l’équipe. « C’est une guerre littéraire et nous l’avons gagnée » avoue Jacqueline Lichtenberg, auteure de SF américaine et de fanfictions.
L’écrivain de fanfiction s’affirme en tant que femme et profite de cet espace pour se redéfinir. Les fanfictions nées de la saga Twilight ont donné une large place aux scènes de sexe. Le « porn », « mum porn » ou « érotico-porn » sont des genres plébiscités par les auteur.e.s de fanfictions et leurs lecteurs. Les femmes se réapproprient leur corps au sein d’un genre, le porno, qui les a toujours considérées comme des objets. De passives, elles deviennent actives : les femmes se mettent en scène comme elles l’entendent, elles conquièrent peu à peu un terrain qui leur était interdit. La tendance Barbara Cartland, l’auteure de romance à l’eau de rose ayant connu le plus de succès, est passée de mode.
« Beautiful Bastard m’a fait rougir ! Alors que j’enseigne souvent le Marquis de Sade à des Mormons et je ne rougis pas aussi facilement ! » avoue Anne Jamison.
Toutefois, cette liberté de ton n’est pas toujours facile à assumer publiquement. Les auteurs de The Office (fanfiction dérivée de Twilight, puis publiée sous le nom Beautiful Bastard), Christina et Lauren, avouent qu’elles n’auraient jamais réussi à écrire aussi crûment si elles avaient un jour imaginé être lues.
Le monde de la fanfiction a été pour elles un espace, un havre de paix exclusivement féminin qui leur a permis d’éclore en tant qu’écrivains.
« Je n’en reviens pas d’avoir écrit un livre, je n’ai aucune éducation littéraire » confie Anna Todd. La fanfiction révèle des jeunes femmes comme vous et moi en tant qu’écrivains. Ces girls next door éclosent grâce à une communauté active de lecteurs. Elles rompent avec le mythe de l’écrivain isolé dans sa tour d’argent.
Paradoxalement, bien qu’elles se considèrent comme des écrivains populaires, elles sont aussi des avant-gardistes… mais des avant-gardistes éloignées des cénacles intellectuels. Anna Todd et ses comparses ont révolutionné le mode d’écriture pour le faire entrer dans l’ère des smartphones et des réseaux sociaux. Les auteur.e.s de fanfiction sont dans le monde, et surtout, en phase avec les attentes de leur lectorat. Les buts de l’auteur.e et du lecteur se rejoignent : se faire plaisir.
« C’est juste pour s’amuser c’est notre passion, on ne s’en veut pas si on écrit un chapitre de remplissage » avouent Christian et Lauren.
L’auteure professionnelle Jacqueline Lichtenberg défend une vision égalitariste de la littérature, via la fanfiction. Suite à l’annulation de Star Trek, ses amis et elle ont publié le fanzine Spokanalia en partant du principe que les néo-auteur.e.s ne devaient pas tirer profit de la vente du fanzine. Seuls les frais de port et les coûts d’impression constituaient le prix des numéros. Auteur.e.s et lecteurs-trices doivent être au même niveau, ils interagissent sans que cette interaction ne soit financière. Aujourd’hui, à l’heure du numérique, l’on est arrivé à la gratuité complète des fanfictions.
Lori Leaumont, CC BY SA 2.0
« On a tendance à prendre pour acquis l’accès à la lecture et à l’écriture. Or, ce n’est pas le cas partout. La fanfiction est accessible, presque toujours gratuitement » nous rappelle une étudiante de Princeton, Angelica Rustali, qui a suivi le cours d’Anne Jamison. « Nous sommes entrés dans une ère ou les écrivains et les lecteurs ont repris la main et c’est très bien comme ça » annonce le documentaire. Reprendre la main sur qui ? Les éditeurs sont les principaux visés.
Cette vision égalitaire, démocratique de la littérature permet d’expliquer la défiance de ces nouveaux écrivains vis-à-vis des maisons d’édition. Le rêve ultime de ces jeunes femmes est toujours d’être publié, mais pas par une maison. Pourquoi chercher à se faire publier quand on peut le faire soi-même ? La maison d’édition apparaît comme la briseuse de couple, la fauteuse de troubles au sein de cette relation interactive, fusionnelle entre les auteur.e.s et les lecteurs-trices.
« La fanfiction, c’est la liberté. », avouent les auteurs de The Office/Beautiful Bastard. « Il n’y a personne pour vous dire “que faites-vous ?” ». Christina et Lauren apprécient l’absence de jugement de valeur. Il n’y a pas d’expert pour remettre en question l’intrigue, la grammaire, la syntaxe, voire le genre en lui-même.
Aux États-Unis, la pratique de la fanfiction consacre la liberté d’expression. Les écrivains font fi des copyrights. En France la question est bien plus délicate puisque, officiellement, la fanfiction est interdite dans l’hexagone.
Les lecteurs jouent le rôle de l’éditeur, en commentant, chapitre par chapitre, l’avancée du récit. Mais, ils critiquent selon ce critère qu’ils ont défini en commun : le plaisir.
Finalement, c’est normal, non ? Un livre s’adresse avant tout et in fine à un lectorat, non pas à un éditeur. La fanfiction détruit notre logique éditoriale. Il n’est plus nécessaire d’avoir l’aval de l’éditeur pour conquérir le public. Les experts sont congédiés de ce petit monde.
Aujourd’hui, c’est toujours une sorte de trahison pour les lecteurs quand les auteur.e.s choisissent de se lier à un éditeur. Passer du don à une logique mercantile est difficile à avaler. Pour Anne Jamison, la publication de 50 shades « a détruit un monde ». Cependant, il a permis une prise de pouvoir économique par les femmes.
Les auteur.e.s de fanfictions les plus fervents affirment vouloir continuer à travailler comme ils le font, loin des éditeurs, du moins dans un premier temps. Anna Todd souhaite toujours utiliser Wattpad dans le processus de rédaction, avant d’être publiée par une maison d’édition classique. Pour rien au monde elle ne se séparerait de la communauté qui l’a constituée en tant qu’écrivain. Oubliez les photos des auteur.e.s qui posent à côté de leurs éditeurs. Si Anna Todd devait être prise en photo, elle inviterait sûrement ses plus grands lecteurs et les auteur.e.s qui l’ont inspirée.
Ainsi, la fanfiction n’est pas seulement un genre littéraire en vogue. La fanfiction est aussi une prise de position ferme sur ce que peut (aussi) être la littérature : populaire, féminine, interactive, égalitaire et démocratique.
Par La rédaction
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