Le serpent de mer refait surface : traditionnellement critiquée, la liste des auteurs invités dans le cadre du salon du livre de Paris ne fait pas exception pour 2017. Les organisateurs ont présenté mi-décembre les 34 écrivains marocains qui seront invités à Livre Paris. Une sélection qui voulait refléter « la diversité et le dynamisme de la création ». Diversité contestée, mais dynamisme pleinement démontré...
Le 21/12/2016 à 09:50 par Nicolas Gary
Publié le :
21/12/2016 à 09:50
Jacob Torrey, CC BY 2.0
C’est avec un sentiment de révolte que Ghita El Khayat, auteure d’une trentaine d’ouvrages, a découvert la fameuse liste des 34 auteurs – où elle ne figure d'ailleurs pas. « On y retrouve tous ceux qui siphonnent les subventions marocaines, francophones et françaises », affirme-t-elle. Psychiatre, et anthropologue, l’écrivaine déplore : « Nous sommes définitivement trop peu à rechercher l’excellence et si le livre doit continuer à exister, c’est uniquement de la plus belle des manières possibles. »
Trop d’auteurs majeurs sont absents dans la sélection présentée par Reed Expo et le SNE, estime-t-elle. Éditrice « de passion », ainsi qu’elle se décrit, « je suis avant tout auteure ». Et de porter un regard désolé sur la sélection 2017. « Des oublis inouis, qui démontrent que l’on n’a pas recherché l’honnêteté, ni la vérité ou la déontologie. Peut-être que la relation grandissante de l’édition à l’argent empiète sur cela. »
« Ça me convainc que je vis dans le tiers monde, et l’on ne peut que constater que l’explosion arrive. Non seulement notre pays fait l’objet d’une censure et d’une répression forte – même les auteurs s’autocensurent. Mais la répression des idées, de la culture et du plaisir, cela s’observe également chez les éditeurs. Ceux qui triomphent sont ceux qui sont en mesure d’écraser les autres : voici le règne de la médiocrité qui s'avance, et l'on en jubile. »
Et de poursuivre : « Il est assez invraisemblable que la “puissance” de la médiocrité de ceux qui parviennent à obscurcir l'intelligence annihlile ce (celles/ceux) qui a du talent, ce qui est courageux, ce qui est underground, ce qui est vivant et violent... Au profit de ce qui est convenu, miséreux et occupe le haut du pavé ! »
« Il manquerait au moins 2 éditeurs“atypiques” :Taouhidi et Kalimat. Et chez les auteurs, on ne peut que regretter l’absence d’Abdallah Laroui, plus grand historien et philosophe, ou encore Abdesselam Cheddadi, dont l’Ibn Khaldûn figure dans la collection Pléiade de la maison Gallimard [NdR : il est traducteur et présentateur du Livre des Exemples, Kitab al-ibar en 2 tomes, également dans la Pléiade]. »
Et d’ajouter : « Dans un salon qui a mis à l’honneur le Maroc, comment ne pas retrouver Abdelhak Serhane, romancier et essayiste, ou Omar Salim, journaliste et écrivain. Mais plus encore, l’absence incompréhensible d’Ahmad Marzouki, auteur d’un best-seller, sur le bagne de Tazmamart, une prison secrète, Tazmamart, cellule 10, est manquant. Il vient pourtant d’être traduit en italien et a vendu plus de 100.000 exemplaires, un cas inédit dans le pays. Ou encore, Mohamed Bouzfourécrivain de langue arabe, ayant refusé le Prix duMaroc en 2004. »
« C’est un véritable scandale », s’exclame Bichr Bennani, patron de Tarik Editions, joint par téléphone. « Voilà quarante ans que je travaille comme libraire, et je suis éditeur éditeur depuis 15 ans : eh bien je trouve cette situation invraisemblable. À croire que la France décide encore pour le Maroc, bien que nous ayons obtenu l’indépendance depuis 56. »
Lui-même est un habitué du salon de Paris : « Je me souviens même du Grand Palais, à l’époque où je m’y rendais à titre personnel, avant de disposer d’un stand, qui était financé par l’ambassade de France. » Pas de langue de bois, donc, et pas sa langue dans la poche non plus. « Je ne comprends pas : qui a été consulté, pour le choix des auteurs, pour le choix du libraire qui va assurer la représentativité des livres marocains ? »
Dans les faits, c’est l’établissement que dirige Yacin Retnani, Le Carrefour des livres, qui a été retenu. Membre du Conseil d’administration de l’Association internationale des libraires francophones, il serait sérieusement mis en question. « Le Maroc est un pays à dominante arabe, que cela plaise ou non, pour ce qui est de la production éditoriale – 40 % des livres sont en français. Va-t-on alors garantir que la librairie reflétera cet aspect de notre pays » , s’interroge Bichr Bennani ?
« Si l’on n’y trouve que des ouvrages en français, alors il faut préciser que l’on veut exposer les éditeurs francophones du Maroc, pas l’édition marocaine. Ou alors, pourquoi ne pas solliciter plusieurs libraires ? »
« Dans le choix des auteurs, il y a des noms totalement inconnus, et toute cette sélection semble avoir été opérée en dépit du bon sens. J'aimerais que l'on m'explique quels sont les critères qui ont abouti à ces auteurs. Il n'y a pas de problème à déranger la monarchie avec des auteurs connus : doit-on se demander à qui la liste a été soumise pour être validée ? En l’état, cela portera préjudice au pays plus que cela ne l’aidera, que de présenter une pareille médiocrité. »
L’Union des éditeurs marocains, que nous ne sommes pas parvenue à joindre, n’aurait d’ailleurs pas même eu son mot à dire, nous assure-t-il.
D’autant plus que, poursuit l’éditeur d’Amhad Marzouki, « que la littérature carcérale est totalement occultée. Il y a certainement eu 200 ouvrages racontant les années de plomb au Maroc, et pas un auteur retenu qui en parle ? Tous ces textes publiés depuis les années 80 par d’anciens prisonniers, qui sont autant de témoignages, sont passés sous silence » ?
Et de poursuivre : « La BD qui est la plus connue dans le pays, On affame bien les rats, est signée d’Abdelaziz Mouride, décédé des conséquences de son emprisonnement. Elle fut commencée durant sa détention, et raconte la vie en prison : de cela non plus on ne parle pas ? »
ActuaLitté a tenté de joindre Younes Ajarrai, en charge de l’élaboration de la liste des auteurs. Au magazine Le 360, il précisait qu’une cinquantaine d’auteurs seraient à même d’être présents, mais il défend sa position : «Ces choix sont très simples, il fallait prendre des gens emblématiques de la littérature et de la culture marocaine, des gens incontournables au niveau national et international, car on va représenter le pays.»
Bichr Bennani s’étrangle : « Je publie le best-seller marocain, Tazmamart, cellule 10, et l’on ne m’a même pas sollicité. J’ignore comment les sélections ont été faits – et je le regrette –, mais tout cela est trop sérieux pour être traité devant un tajine ou un couscous. Quant à l'intervention du ministère de la culture marocain, il est déplorable : au mieux est-ce un régulateur pour le marché, mais en rien il n'en est acteur. »
Nous reproduisons in extenso la réponse que Younes Ajarrai, qui était également responsable du pavillon des cultures arabes du 30e salon du livre et de la presse de Genève, nous a fait parvenir. Précisons également qu'au moins deux maisons ont finalement décidé de ne plus répondre à nos demandes, parce que leurs auteurs avaient été retenus dans cette fameuse liste.
Younès Ajarrai : Vous affirmez qu’« un certain nombre d’acteurs du livre marocain qui contestent sérieusement et publiquement la liste... » Je vous mets au défi de me citer une seule source sérieuse et publique contestant cette liste, en dehors d’un mail privé et confidentiel envoyé par un éditeur qui pose la question du manque de démocratie (sic) dans le choix des auteurs. Les échos que j’ai reçus sont plutôt élogieux quant à la cohérence, la diversité et l’équilibre de cette liste, qui reste en tout cas provisoire.
Vous voulez connaître les critères de choix de cette liste. Bien. Je souhaiterais cependant vous poser moi-même une question : avez-vous jamais demandé à un programmateur de festival ou à un commissaire de salon en France, ou ailleurs, de justifier son choix ? J’ai l’habitude de programmer dans un certain nombre de pays, et jamais personne n’a osé me poser cette question. Mais on ose lorsque c’est le Maroc. Je vous laisse réfléchir sur le pourquoi.
NdlR : En 2014, les organisateurs du Salon du livre de Paris s’étaient expliqué sur la programmation des auteurs du pays invité, l’Argentine. De même, en 2013, la salve de Mircea Cartarescu, auteur roumain, avait contraint les différents organisateurs à des précisions.
Quant à mon choix, il est simple : il allie des auteurs emblématiques et représentatifs des lettres marocaines à de jeunes plumes ; des femmes et des hommes ; des francophones, des arabophones et des amazighophones ; des Marocains du Maroc et des Marocains de la diaspora ; des romanciers, mais aussi des poètes, des essayistes, des auteurs jeunesse et des universitaires. Par ailleurs, tant qu’à faire, il est souhaitable qu’ils aient une actualité de publication. En somme, des critères que tout programmateur doit prendre en considération. Je vous avoue que le choix n’a pas été simple. Et qu’il doit certainement faire des déçus. Ce que je comprends.
J’arrive à un point d’accord avec vous : la littérature carcérale est emblématique des années de plomb au Maroc. J’ajouterai que les années de plomb sont révolues depuis belle lurette, pour être en phase avec l’Histoire. Par contre, des écrivains emblématiques de cette période sont toujours en activité. Parcourez la liste, je suis sûr que vous saurez en repérer quelques-uns. J’ajouterai cependant que la liberté de ton d’un certain nombre d’auteurs de la liste plus jeunes vous étonnera. C’est ça, le renouvellement.
À titre de plaisanterie : je vous propose de suggérer au commissaire français de programmer les auteurs d’Action directe à Francfort l’année prochaine ? Emblématique, non ?
Des auteurs arabophones figurent bien dans la liste. Mais aussi amazighophones. C’est constitutionnel, mais, au-delà, on en est fiers ici de notre diversité linguistique, ethnique et culturelle. Il y en aura d’autres. Les productions arabophone et amazighophone seront bien présentes et bien représentées à la librairie. Quand bien même il s’agit d’un salon francophone, il s’agit de montrer la diversité et la richesse des lettres marocaines. C’est à cela que la programmation est dédiée.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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