Lubie de constructeurs en mal de nouveaux produits ? Folie machiste ? Les femmes robots ont connu une fameuse embellie ces dernières années. Dans Cannibale lecteur, Pascal Vandenberghe croque quelques morceaux de la littérature. Et les passerelles avec notre monde contemporain ne manquent pas.
Publié en 1886, L’Ève future, de Villiers de L’Isle-Adam, a été souvent qualifié – abusivement – d’ouvrage fondateur de la science-fiction. Quoi qu’il en soit, à l’heure du transhumanisme et des robots, l’androïde imaginé au XIXe siècle par l’auteur des Contes cruels est devenu réalité, plus pour le pire que pour le meilleur.
Villiers de l'Isle-Adam (1828-1889), grand ami de Mallarmé, est surtout connu et lu de nos jours pour ses Contes cruels. Publiés sous ce titre en 1883, les vingt-huit textes qui composent ce recueil avaient été écrits sur une quinzaine d’années et publiés dans des journaux ou périodiques assez confidentiels. De fait, ce sont des textes dispersés, dont la variété des tons, des styles et des genres ne permet de dégager aucune unité d’ensemble.
Seule la cruauté sous différentes formes en est un trait commun : Villiers y dénonce les différents travers de ses contemporains et de la société de son temps. Inspirateur du symbolisme français, Villiers fait preuve dans ces contes d’un art de la narration et du langage qui influencera fortement l’art narratif français.
Si les premières ébauches du roman qui deviendra L’Ève future datent de 1878, il faudra cinq à six ans à Villiers pour en arriver à la version définitive, qui sera publiée en 1886. C’est en effet nouveau pour lui, habitué à des textes courts, que de s’attaquer ainsi à un roman long. Et si l’idée de départ resta la même d’une version à l’autre, le texte fut profondément modifié et le titre lui-même connut plusieurs variantes.
L’un des protagonistes n’est autre que Thomas Edison, le prolifique scientifique américain, industriel et inventeur (notamment du phonographe). Il a une dette envers le jeune Lord Celian Ewald (personnage fictif), qui finança ses projets d’invention. Or Lord Ewald a rencontré lors d’un voyage en train une femme magnifique, sculpturale, Alicia Clary, dont il est tombé fou amoureux. Mais pour son plus grand malheur, la belle est d’une sottise affligeante : son esprit est vil et médiocre, son âme est basse :
Mais comment comprendre une Vénus qui, [...] apparaissant au milieu de la race humaine, renverrait au monde éperdu qui viendrait lui offrir son éblouissement le coup d’œil rêche, oblique et retors d’une matrone manquée dont le mental n’est que le carrefour où toutes les chimères de ce faux Sens-commun [...] tiennent, gravement, leur oiseux conseil ? »
Désespéré, Ewald a décidé de se donner la mort et vient faire ses adieux à Edison. Celui-ci le questionne pour cerner plus précisément les tares de la belle, et Ewald conclut ainsi son hilarant descriptif. Ce roman valut à Villiers de nombreux reproches de misogynie, et nécessite pour en saisir toute l’ironie d’être pris avec distance, naturellement :
Je dis donc que le spectacle abstrait de cette femme a tué ma joie [...]. Quand je la regarde et l’écoute, elle me fait éprouver la sensation d’un temple profané, non par la rébellion, l’impiété, la barbarie et leurs torches sanglantes, mais par l’ostentation intéressée, l’hypocrisie timorée, la vaine et machinale fidélité, la sécheresse inconsciente, la superstition incrédule, – et de qui ? de la prêtresse repentie de ce temple même dont l’idole, au-dessous du blasphème, mérite à peine le sourire – et de laquelle elle me débite, cependant, sans cesse, d’un ton compoinct [NdR : Ce néologisme, forgé d’après « componction », n’a pas survécu à Villiers.] et rassis, la légende vide. »
Or ce n’est pas par simple curiosité qu’Edison a voulu en savoir plus. Car cette mésaventure vécue par son jeune ami va lui donner l’idée de concrétiser l’une de ses inventions : il va lui proposer de créer une andréide [NdR : Le substantif « androïde » avait été inventé au XVIIe siècle, mais Villiers en trouvait la sonorité trop proche de celle d’« anthropoïde » et préférait utiliser l’adjectif « andréide », transformé pour l’occasion en substantif.] à qui, par des moyens techniques et scientifiques, il donnera une apparence physique absolument identique à celle d’Alicia, mais avec un « esprit » totalement différent, chez qui finesse, élégance et intelligence auront succédé à la piètre conversation et à la faiblesse d’esprit du modèle.
Convaincu, Ewald renonce à se suicider et accepte la proposition. Hadaly, tel est le nom de l’andréide qui, au stade d’ébauche, n’est qu’une forme vide, une « entité électromagnétique » portant une armure et un long voile noir, et dont Edison va réaliser l’incarnation en une copie d’Alicia. Villiers n’ignorait pas que l’ingénieur Edison – le vrai – était fasciné par le spiritisme. [NdR : Edison travailla d’ailleurs à la fin de sa vie à l’élaboration du « nécrophone », un appareil qui était censé permettre aux morts d’entrer en relation avec les vivants.]
Et pour donner une « âme » à Hadaly, ce à quoi la seule technique ne pouvait suffire, un être « surnaturel », Sowana, apparaît comme un fantôme dans le roman et permet que le miracle finisse par s’accomplir, parachevant ainsi la transmutation, ce qui fera dire à Edison : « Une âme qui m’est inconnue s’est superposée à mon œuvre. »
Le résultat est si parfait que lorsque Ewald rencontre Hadaly, il croit vraiment avoir affaire à Alicia Clary. Lorsque Hadaly lui révèle la vérité, le jeune homme hésite, choqué face à cette réalité époustouflante d’une machine imitant aussi parfaitement une personne humaine dans ses moindres détails.
Hadaly, se sentant rejetée, lui crie son désespoir, comme si elle était réellement dotée d’une âme, et le supplie de faire d’elle un véritable être humain : « Attribue-moi l’être, affirme-toi que je suis ! renforce-moi de toi-même. » Touché, Ewald cédera et emportera avec lui Hadaly. Mais l’histoire finira tragiquement.
Car – et c’est en cela que ce roman n’a pas pour vocation à être un simple livre de science-fiction –, même si Villiers n’est à aucun moment moralisateur, ce roman est une critique du « progrès » contre la « nature », au sens d’une création divine, et pose la question du devenir d’une humanité se prenant pour Dieu et agissant comme tel. Villiers poursuit sa critique des découvertes modernes conçues par la science en vue d’assurer un prétendu bonheur universel.
Et si la première partie du livre est plutôt loufoque et drôle, on passe imperceptiblement dans un registre différent pour finalement atteindre une gravité inattendue dans les dernières pages de l’ouvrage.
Si Villiers était très au fait des nombreuses découvertes scientifiques des années 1870, son inspiration littéraire est nourrie des textes des grands visionnaires qui l’ont précédé : La divine comédie de Dante, Le paradis perdu de Milton, les deux Faust de Goethe, l’Ancien et le Nouveau Testaments, les légendes fabuleuses et la mythologie grecque, Les mille et une nuits.
Ce roman m’est revenu en mémoire lorsque je découvris que les premiers robots humains faisaient leur apparition, et qu’une des premières applications concrètes d’androïdes féminins consistait en des robots sexuels. On appelle cela la sex tech, et cela représente déjà un marché de plus de trente milliards de dollars : l’éternelle alliance du sexe et de l’argent, qui pour le coup n’a rien d’andréide, mais tout d’humain !
Pourtant visionnaire, Villiers n’avait pas imaginé une Ève future faisant le tapin, mais une femme dotée d’une âme, aimable et aimante. S’il avait conscience des chemins tortueux sur lesquels l’intelligence scientifique de l’homme pouvait le mener, il ignorait naïvement que quelle que soit l’invention, l’usage qui en est fait est toujours d’abord au service de ses plus sordides penchants indissociablement liés : sex and money !
Pascal Vandenberghe – Cannibale lecteur Chroniques littéraires et perles de culture – Favre – 9782828917494 – 20 €
Dossier : Rentrée d'hiver 2019 : une nouvelle année littéraire lancée
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 14/02/2019
347 pages
Favre
22,00 €
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