Publié par Robert Laffont en 2005 et traduit par Pierre Guglielmina, le cinquième roman de Bret Easton Ellis, Lunar Park, est un objet romanesque déroutant. Désinvolte puis sérieux, il propose au lecteur une intrigue à plusieurs dimensions. Autofiction postmoderne, il conjugue la satire et l’effroi pour refléter l’enfer américain et tenter d’y obvier en creux.
Le fond du roman est malade. Sur un plan personnel, le problème se pose en ces termes : condamné à écrire à cause de ses peurs, ce qui l’écarte de la réalité et de sa famille, le narrateur du livre, double de l’auteur, ne parvient pas à grandir — à se dépasser. Hanté par la violence de son père et la mort de ce dernier, le manque et la culpabilité l’empêchent de vivre, d’être disponible pour sa femme et son fils, de les aimer comme il le voudrait. Or, seul le fait d’être en « famille — si vous le permettez — vous donne de la joie, qui vous donne de l’espoir », juge-t-il finalement. Autrement dit, nous offre de vaincre la solitude, partant le désespoir, par un oubli de nous-mêmes dans l’amour, lorsqu’on découvre « qu’il y [a] quelqu’un qui [est] plus important que [nous] ».
Du reste, le syndrome que porte l’œuvre excède le narrateur et s’avère collectif. Ceux qui sont nés sous la Seconde Guerre mondiale ou peu après ont en effet donné naissance à des enfants malheureux qui, une fois devenus parents à leur tour, reproduisent le schéma de leur éducation manquée en l’inversant : en faisant trop de cas des désirs de leurs enfants, au point de craindre en permanence d’engendrer en eux des traumatismes et de redouter leur présence, ajoutant leurs propres peurs à la société anxiogène où ils vivent.
Au demeurant, psychologiquement, la peur est le vecteur du Mal, tel que le pointe l’exorciste auquel le héros fait appel ultimement. De ce fait, pour en dévoiler l’origine, il faut remonter la peur pour atteindre au passé, au refoulé qui l’engendre — au « temps retrouvé », note l’exorciste invoqué, dans une formule magique littérairement. Nous n’existerions vraiment, nous n’accéderions à la liberté qu’à ce prix, souffle le roman.
Du Mal qui frappe dans le livre, celui-ci se fait l’écho amplifié, tout en étant signe — chaque leitmotiv orchestré, pour le moins. L’œuvre résonne comme un dédale de symptômes qui nous incitent à voir plus loin que ses lignes dramatiques, car « il y [a] un autre monde au-dessous du monde dans lequel nous [vivons]. Il y [a] quelque chose au-dessous de la surface des choses », perçoit le héros. Tout y suinte l’absence de sens qui menace — longtemps, tout est parodie dans l’histoire, second degré décalé, perte du sens vital — et l’angoisse qui rôde.
À l’échelle du narrateur, ce sont des meurtres en série et une maison qui pèle comme un visage au masque qui tombe qui figurent les démons qui le rongent, ainsi qu’une galerie de monstres qui ne doit rien à celle qui peuple la geste rabelaisienne : ombre-araignée géante, peluche volante qui éviscère, monticule velu vorace, dévorant... À l’échelle collective, la disparition des fils symbolise la génération perdue par la vision éducative de parents égarés dans l’ultralibéralisme numérique qui détermine leur monde destructeur.
« Ce n’était pas tant qu’ils étaient inquiets pour leurs enfants, ils voulaient surtout quelque chose en retour, ils voulaient un retour sur investissement — c’était un besoin presque religieux. C’était épuisant d’écouter tout ça et c’était tellement corrompu puisque ça ne rendait pas les enfants plus heureux. Qu’était-il arrivé au simple désir de voir ses enfants contents et cools ? Qu’était-il arrivé à la possibilité de leur dire que le monde déconne ? Qu’était-il arrivé à la distribution de claques de temps en temps ? Ces parents étaient des scientifiques et ils n’élevaient plus leurs enfants instinctivement — chacun avait lu un livre ou vu une vidéo ou surfé sur le Net pour se faire une idée de ce qu’il fallait faire. »
Cet extrait le montre clairement : Antiphysis, qui s’oppose à Physis, chez Rabelais, règne dans le livre, poursuit ses ravages au troisième millénaire dans la nation la plus puissante du monde : les États-Unis d’Amérique.
En fin de compte, c’est un roman rabelaisien que Lunar Park suggère, en partie. Les vices observés, les déviances et les délires qu’ils génèrent, contre nature, ne peuvent qu’être rendus par des hyperboles, des farces grotesques ou horrifiques, granguignolesques, de même que par des distorsions fictionnelles manifestes.
Seuls ces traitements esthétiques sont à même de visualiser l’abîme où coulent les personnages comme l’alcool qu’ils consomment sans modération — et l’on comprend dès lors le sens de la liste des médicaments qui irrigue le sixième livre de l’auteur de Moins que zéro. Les points communs qui lient Panurge au narrateur rejoignent d’ailleurs cette perspective : couard, ivrogne, facétieux, aimanté par le mariage en même temps qu’ennuyé par lui, Bret apparaît apte à tout, facteur ou capteur de désordre, voire du pire.
Le registre épique lui-même s’invite du reste dans le roman, à la faveur des émois du héros. Le cœur suscite du cœur, pour finir — du courage —, pour faire face à l’horreur puis accepter l’inacceptable : un monde où les fils tuent leur père pour grandir, quand ces derniers tuent ceux qu’ils ont fait naître pour ne pas vieillir.
Soit un monde œdipien, saturnien, inhumain — ou encore, lunaire —, mais où l’amour demeure néanmoins, la virtualité, pour un père et son fils, de ne faire qu’un, comme dans la Bible : « Mais j’ai aussi compris […] [que] nous avions tous les deux échoué à comprendre que nous partagions le même cœur », saisit en fin de compte le héros en repensant à son père, mis à mort sous ses yeux peu avant dans l’intrigue.
Ainsi s’agit-il de quitter l’enfer où tout sombre en cherchant de nouvelles lumières personnelles et sociétales dans Lunar Park, de rêver de nouveaux rapports au monde et aux autres — autant dire d’un nouvel évangile. Au cœur du livre, un passage éclaire cette vision historique, quand Robby, le fils du héros, joue à sa console vidéo « assis en tailleur par terre devant la télévision, [lui] tournant le dos, manœuvrant le joystick, se cognant dans un nouveau couloir sombre d’un nouveau château médiéval ».
À nouvel âge obscur, est-il glissé ici, une nouvelle Renaissance est requise d’urgence, que ne cessent d'invoquer, en négatif, les œuvres de Bret Easton Ellis.
Par Galien Sarde
Contact : sardegalien@gmail.com
Paru le 16/03/2023
378 pages
Robert Laffont
21,00 €
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