Le 5 mai dernier, le présentateur depuis 19 ans de l'émission emblématique de la francophonie sur le service public, La Librairie Francophone, Emmanuel Khérad, confirmait la fin du rendez-vous du samedi. Plusieurs semaines plus tard, libéré de son devoir de réserve, il révèle que la décision a été prise, seule, par l'actuelle directrice de France Inter, Adèle Van Reeth, et lance un appel solennel pour mieux porter la francophonie dans les médias français.
En avril, Emmanuel Khérad a été convoqué par l'actuelle dirigeante de France Inter pour lui signifier l'arrêt de son émission, sans discussions sur un potentiel renouvellement du programme, et malgré son succès certain : selon les dernières mesures d‘audiences avril-juin, La Librairie Francophone était encore N°1 en France, « très loin devant la concurrence de 14h à 15h », constate le présentateur, avec « près du double des concurrents NRJ et RTL ». Plus globalement, l'émission était écoutée par une moyenne de 3 millions d’auditeurs, en France, Suisse, Canada, Belgique et dans toute la francophonie.
Le présentateur analyse : « Jamais une émission sur les livres n’avait rassemblé autant d’auditeurs. Alors que le média radio est globalement en forte baisse le samedi, La Librairie Francophone gagne +200.000 auditeurs sur un an et +110.000 sur une vague. C’est la plus forte progression de toutes les radios et un record pour nous sur cette période. »
Alors pourquoi avoir décidé d'arrêter ce programme ? Une volonté de changement, introduire une nouvelle émission qui adopterait une approche différente, avait-t-on expliqué à l'animateur, qui avait alors réagi dans les colonnes d'ActuaLitté : « J'ai toujours soutenu le changement, en intégrant subtilement des nouveautés dans mon émission à chaque nouvelle année. Cependant, j'éprouve des réserves concernant les changements radicaux, particulièrement dans le domaine culturellement fragile de la francophonie. »
Aujourd'hui, il se pose la question : « Adèle Van Reeth estimait peut-être qu'il n'était pas suffisamment "littéraire" ? » France Inter a confirmé la diffusion, à la rentrée prochaine, d'une nouvelle émission consacrée à la littérature francophone, confiée à l'autrice et journaliste Lilia Hassaine, qui fera ses débuts d'animatrice radio : « Avec sa caquette d'écrivaine, elle a tout le talent pour interroger les auteurs, parler de leurs œuvres, et défendre la lecture et le travail des libraires qui auront une place encore plus importante dans cette nouvelle émission », a souligné Adèle Van Reeth, directrice de France Inter, dans une déclaration à l'AFP.
Lilia Hassaine recevra un auteur ou une autrice pour un entretien d'une quarantaine de minutes. Des libraires de France et de l'espace francophone interviendront au cours de l'émission, ce qui n'est pas sans rappeler le déroulé de La Librairie francophone.
Plusieurs semaines après avoir appris la nouvelle, Emmanuel Khérad est encore dans l'incompréhension. Les réactions qui ont suivi l'annonce de la fin du programme justifient, selon le présentateur, ses sentiments : « Ce que nous avons constaté ensuite nous a véritablement sidérés : une mobilisation incroyable. Articles et tribunes ont témoigné d'un phénomène inattendu. »
Il développe : « Il est devenu évident que cette émission était importante pour les auditeurs, les artistes et les auteurs. Des centaines de milliers de commentaires ont été publiés, et des pages spéciales ont été créées. Nous avons reçu des centaines de courriers et des milliers d'emails, les gens nous exprimant à quel point et pourquoi cette émission était si cruciale pour eux. Cela m'a profondément troublé et surpris. Je suis ennuyé car il est impossible de répondre à tout le monde. Nous n'avions pas imaginé, mon équipe et moi, à quel point cette émission était ancrée dans la vie des gens. »
Et plus : « Plus de 1400 auteurs et artistes ont exprimé leur colère, se demandant à quoi sert de réagir en masse si personne n'écoute. Un Prix Nobel a réalisé une tribune, Annie Ernaux en a signé une, des membres de l'Académie française se sont exprimés, mais il n'y a eu aucune réaction, aucun écho de la part des responsables. »
Le Prix Nobel 2008 Jean-Marie Gustave Le Clézio a en effet publié une tribune dans les colonnes du Figaro le 15 mai dernier, plaçant Emmanuel Khérad comme héritier d'une illustre lignée de reporters littéraires radiophoniques ayant consacré leur carrière à donner voix à la diversité francophone. Selon l'écrivain, la décision de France Inter de supprimer cette émission plongera des voix de tous horizons « dans le corridor obscur de l'oubli », Et d'y voir un tournant sombre, menaçant l'avenir de la langue française et de ses créateurs.
Dix libraires participants à l'émission avaient également, entre autres, rédigé et partagé via ActuaLitté une tribune, exprimant leur frustration et leur déception. Ce texte, qui critique ouvertement la décision de France Inter, a également reçu le soutien du réseau « Les Libraires ensemble », qui regroupe une cinquantaine de membres.
Enfin, une ironie du calendrier n'a pas échappé au journaliste : il a reçu le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l'Académie française le jour de l'enregistrement de la toute dernière émission de La Librairie Francophone : « Même Radio Canada a pointé avec humour ma situation à France Inter. Comment peut-on expliquer ce qui s'y passe en ce moment, une station qui rencontre pourtant du succès ? », se questionne-t-il.
France Inter reste effectivement la première radio du pays avec 6,85 millions d’auditeurs quotidiens, mais l'orage gronde depuis plusieurs semaines. D'abord du fait des réductions de programmes, justifiées officiellement par la nécessité de réductions budgétaires, puis de la convocation disciplinaire de Guillaume Meurice, avant son limogeage pour « faute grave », perçue par certains comme une atteinte à la liberté d'expression. Finalement, c'est Le Grand Dimanche soir, dans lequel l'humoriste officiait cette saison, qui a été arrêtée.
Des décisions que certains en interne jugent comme un effort pour standardiser le contenu éditorial. La crise est à son maximum depuis qu'une motion de défiance contre la directrice a été votée à 80% des 95 journalistes de la rédaction de France Inter, suite à l'éviction de Yaël Goosz de l'édito politique, remplacé par Patrick Cohen.
Cette décision, apprise « avec consternation et colère » dans la presse par les votants, a été vue comme une gestion brutale et une menace à l'indépendance éditoriale, exacerbant les inquiétudes internes. « Prétendre qu'un éditorialiste maison n'aurait pas les coudées franches pour faire son travail parce qu'il est aussi chef du service politique de la station est non seulement fallacieux, mais aussi très inquiétant », affirment notamment les journalistes votants, cités par Le Monde. Pour un salarié, « ce n'est pas du tout le retour de Patrick Cohen qui pose question. On défend avant tout un membre de la rédaction qu'on estime injustement sanctionné. »
Ils critiquent plus généralement « d'autres décisions incompréhensibles prises par la directrice de France Inter ces derniers mois » et expriment l'impossibilité de « continuer à lui faire confiance pour diriger cette radio ».
Sibyle Veil, la présidente de Radio France, a publiquement soutenu Adèle Van Reeth, affirmant sur son compte X : « Elle a toute ma confiance. » Elle justifie par ailleurs les changements dans la grille par la nécessité de « renouveler » pour maintenir la fidélité des auditeurs, arguant que cela demande « travail, courage et audace ».
Emmanuel Khérad, de son côté, ne souhaite pas charger outre mesure l'actuelle direction de France Inter, mais de pointer pour son cas : « Les changements font partie de la vie d'une station de radio. Ce qui est critiquable ici, c'est la méthode : nous avons été informés de l'arrêt de l'émission au tout dernier moment, à la limite de la légalité. Cette décision éditoriale semble soustraire plutôt qu'ajouter, ce qui est une approche problématique me semble-t-il. »
Il aurait apprécié plus de dialogue : « Il aurait été possible de transformer l'émission, de l'adapter, comme cela a été fait pour d'autres programmes emblématiques. J'avais des propositions pour des modifications. Concernant les émissions culturelles qui réussissent à ce point, il y en a très peu : La Librairie Francophone et La Grande Librairie sont les deux succès d'audience. Des émissions bien établies auxquelles on n'ajoute ou ne retranche rien habituellement. »
Et d'en conclure : « Au terme de cette affaire, il est crucial de reconnaître que tous sont perdants à cause de la décision d'une seule personne qui a non seulement détruit une marque mais également pénalisé tout le monde. »
L'émission portée par Emmanuel Khérad était diffusée en parallèle sur la RTBF, les suisses de RTS et Radio Canada, ce qui pose une question : France Inter pouvait-elle choisir unilatéralement d'arrêter cette émission sans l'aval des autres ? « Je ne comprends pas exactement ce qui s'est joué en coulisses, mais ce que nous savons, c'est que nous étions toujours sur la grille de la RTBF pour la rentrée en mai », assure le présentateur, et de continuer : « Je ne sais pas en revanche dans quelle mesure ils ont été consultés lors de la création de l'émission. Personnellement, dès lors que l'émission évoluait, comme l'ajout de nouvelles rubriques, il y avait systématiquement une consultation de chaque acteur avant de procéder à des changements majeurs. Les décisions étaient prises dans l'esprit d'une co-production, avec moi en tant que chef d'équipe. » Selon France Inter, puisqu'il s'agit d'un partenariat, France Inter avait la latitude pour prendre sa décision.
Ce 16 juillet, Emmanuel Khérad a lancé un appel solennel « à tous les médias audiovisuels pour produire de nouvelles émissions autour de la francophonie, afin de porter la diversité, les auteurs et artistes du monde entier qui ont en commun la langue française et nos valeurs humanistes ». Mais aussi « à tous les décideurs et réseaux d'influence politiques, culturels, économiques à inciter et soutenir nos médias pour mettre en valeur la richesse plurielle de nos cultures. « Nous en avons besoin plus que jamais. Il faut ajouter au lieu de soustraire ». Et d'être formel : « Nous savons qu’avec des programmes populaires et intelligents, qui sont construits en pensant d’abord au public, l’audience est toujours au rendez-vous ! »
Il nous en dit plus : « L'idée initiale de cet appel est de fédérer le monde culturel. Aujourd'hui, si personne ne prend d'initiative ou ne s'exprime, nous ne ferons que constater l'arrêt des émissions et la montée d'une pauvreté culturelle sans précédent. Les médias ont besoin de garanties d'audience et d'excitation pour leur chaîne ; cet appel s'adresse donc aux médias audiovisuels, aux décideurs et aux réseaux d'influence, afin que de nouvelles émissions soient créées pour valoriser notre culture. »
Le journaliste développe : « Après 19 ans à la tête de la Librairie Francophone, j'ai observé que les pays autres que la France sont souvent plus ouverts aux littératures du monde. Malgré la puissance de notre monde littéraire, cela n'empêche en rien l'ouverture, surtout dans un pays aussi divisé que le nôtre actuellement. »
Et de constater : « La francophonie, initialement perçue comme abstraite et institutionnelle, a pris une tout autre dimension à travers La Librairie Francophone. Ce projet a contribué à établir une langue commune et à promouvoir une identité plurielle. Aujourd'hui, il est essentiel et urgent que les médias prennent conscience de la nécessité de créer de nouvelles émissions. » Pour ce faire, il est prêt à mener un projet ambitieux « avec un esprit collectif et l'appui d'autres journalistes engagés. »
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S'il a déjà noué des contacts pour ce faire, il préfère ne rien en divulguer pour le moment, ni se fermer aucune porte : « Rassemblons-nous, avec toute la communauté culturelle, pour donner à entendre les différences et la richesse de la culture sous toutes ses formes ! Relayons ce message partout où nous le pouvons, où que nous soyons, ensemble nous pouvons aider à initier des émissions que nous aimons, que nous attendons tous », conclut la figure engagée pour la francophonie et la défense de la langue française.
Crédits photo © Radio France / Christophe Abramowitz
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