Paul Auster : résilience et résurrection
Paru en 2002, Le Livre des illusions (Actes Sud) est un livre apocalyptique. Sombre et violent, il est hanté par l’absence. L’autodafé final ranime les heures les plus noires de l’histoire de l’humanité. Né du néant, tout retournerait pour finir au néant, cendre ou poussière. L’énigme du berceau et celle de la tombe convergeraient vers cette idée irrémédiable.
Cela serait d’autant plus vrai que, sous un certain angle, la création s’associe à la mort dans ce livre qui convie les Mémoires d’outre-tombe (2001, Le Livre de Poche), de Chateaubriand. Sa femme et ses fils décédés, David Zimmer, le narrateur, écrit en marge de la vie, dans des limbes négatives.
Hector Mann et Alma Grund, de leur côté, doivent leur disparition à leurs œuvres respectives : films pour l’un, biographie pour l’autre, au sujet du premier. Tendant à l’idéal, l’écriture, quelque forme qu’elle prenne, contrecarre l’existence. Quête d’un éden perdu ou impossible à atteindre, elle est rédemption infinie, pulsion de mort qui gèle la vie comme l’indique le moyen-métrage qu’inclut le roman, La Vie intérieure de Martin Frost, la seule œuvre d’Hector Mann postérieure au cinéma muet que David pourra visionner avant le cataclysme fatal.
Cependant, dans ce même film, la malédiction se lève ultimement, l’héroïne, Claire, ressuscitant quand Martin se rend compte qu’elle est sa muse et brûle le texte écrit par elle, inversant le principe de l’inspiration. La création est réversible ; semant la mort, elle peut revenir à la vie, réalimenter cette dernière. S’il signifie sa mort sociale, c’est le livre qu’il conçoit durant son deuil qui rattache David à la vie.
Symétriquement, suite au décès de son fils, ce sont les films qu’il entreprend au Blue Stone Ranch qui sauvent Hector de l’anéantissement. Du reste, au terme d’une succession de morts dramatiques, le livre s’achève sur le mot espoir, relié aux œuvres fictionnelles d’Hector Mann.
En réalité, écrire est ambivalent. Cela revient à insuffler de la vie dans la mort ou de la mort dans la vie, pour ne pas couler. C’est tenter de survivre au-delà des morts symboliques que le destin nous inflige, apprendre à faire avec la mort – apprendre à mourir. C’est emprunter l’une des issues possibles pour continuer à exister malgré la souffrance, de manière plus forte et plus juste, certainement, plus adaptée à notre condition humaine.
« Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. En d’autres termes, les hommes ne commencent à vivre pleinement que lorsqu’ils ont le dos au mur », juge le narrateur, commentant une phrase des Mémoires d’outre-tombe. Seule la présence de la mort ouvre vraiment à l’existence, par l’écriture, notamment.
Néanmoins, cette voie serait vouée à l’échec sans les autres, nous souffle le livre. Dans l’ordre du récit, tout se passe en effet comme si le martyre d’Hector Mann servait d’exemple pour celui que ses douze premiers films ont fait revivre, David Zimmer. La religion chrétienne l’a compris et Paul Auster également : pour gagner son salut, l’être humain a besoin d’autrui, d’une aide ou d’un modèle à suivre, d’amour ou d’épreuves supérieures aux siennes, subies par un autre, un semblable, un frère. Tout n’est pas en nous ; il n’est pas en notre pouvoir de nous sauver tout seuls ; nous sommes hétéronomes, impuissants face à la mort, inaptes à renaître par nous-mêmes.
À chacune de ses morts successives, Hector rencontre une femme qui lui redonne vie ou, pour le moins, lui montre la route à suivre pour ne pas disparaître. De même David, après lui, ressuscite-t-il par celle qui donna sept ans de sa vie pour établir celle d’Hector et dont la tâche de naissance qui dédouble le visage symbolise l’ambivalence profonde du roman.
« Des mois plus tard, quand j’eus terminé ma traduction et déménagé loin du Vermont, je compris qu’Alma avait fait cela pour moi. En huit brèves journées, elle m’avait ramené d’entre les morts », note ainsi le narrateur après le suicide déchirant de cette dernière, ultime transfert de forces vitales de l’intrigue.
En conclusion, si écrire maintient à flot, seule la réalité extérieure a le pouvoir de faire renaître à la faveur de l’amour.
Le livre des illusions
Paru le 18/05/2019
382 pages
Actes Sud Editions
9,20 €
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