Une écriture sobre, efficacement dépassionnée, au-dessus de tout nationalisme effusif, imprégnée de la géographie algéroise, centrée autour des banlieues, des gares et des rails, mais surtout attentive aux petites choses du quotidien, la vie ordinaire, les existences simples. Tel est l’art du récit cultivé par Salah Badis, la clarté du style sur fond de tremblements de terre. Ecrire, c’est voir Alger autrement, dans sa nudité tragique.
Voir Alger autrement, saisir la rumeur des rues, le ressac de la mer qui s’écrase sur les plages des banlieues, transposer en lettres chantantes les sifflements des trains et l’odeur du poisson grillé à la Pêcherie, près du port. C’est sous cet angle que Salah Badis raconte Alger et ses banlieues dans Des choses qui arrivent, son recueil de nouvelles (traduit de l’arabe par Lotfi Nia) récemment publié dans la collection « Khamsa » chez Philippe Rey/Barzakh (2023).
Poète et traducteur de Congo (Actes Sud, 2014) d’Éric Vuillard (prix Goncourt 2017) en arabe chez Barzakh (en édition bilingue, 2019), se situant par-delà le faux clivage (dangereusement instrumentalisé à des fins politiques outrancièrement réactionnaires) des écrivains « francophones » et « arabophones » et à contre-courant des romans mémorialistes racontant inlassablement la sempiternelle histoire « officielle » de l’Algérie sous forme de, osons l’expression, fiches Wikipédia, Salah Badis écrit sur fond de tremblements : les séismes d’El-Asnam (1980) et de Boumerdès (2003), la guerre civile (1990-2002) et ses innombrables massacres d’innocents, les mouvements sociaux réprimés parfois dans le sang.
De Réghaïa à Alger centre, avec une virée à Béjaïa, c’est à l’Algérie des travailleurs précarisés que Salah Badis s’intéresse, celle des taxieurs exaspérés (qui prodiguent souvent des sagesses à leurs clients : « j’vous donne un conseil, allez-y, partez, et mariez-vous…j’vous le dis comme je pense… […]. Ici, y a plus rien »), des teinturiers réfugiés dans les souvenirs meurtriers d’une guerre civile éloignée, des jeunes talents relégués, des diplômés empêchés, des couples qui ne peuvent ni vivre ni dignement se loger, et cela dans une écriture que rythme la musique raï et cha‘bi.
Représentant une Algérie en ébullition, joyeuse mais tragique, Des choses qui arrivent est un livre qui convoque l’histoire pour en faire un enjeu du présent, un enjeu susceptible d’ouvrir les brèches des possibles, d’un futur émancipé du poids de l’histoire monumentale d’Etat et de ses dérives autoritaires. Si la quasi-totalité des nouvelles sont marquées par l’inquiétante présence d’un lieu de mémoire, l’éminent immeuble colonial dit le « Kinze », la tour à quinze étages, effondrée en 2003, c’est probablement pour signifier quelque chose d’insaisissable : la présence absente de cet immeuble présage l’imminence de la révolte et rappelle que sous les décombres, chaque matin, peut fleurir la vie et l’espoir, mais aussi, et au péril de tous, la rage nihiliste et le désespoir.
Lire Salah Badis, c’est d’une certaine manière prendre le train, habiter en mouvement le trajet menant de Réghaïa au centre de la capitale, faire des allers-retours, se livrer au jeu de méditer quelques nouvelles, prises au hasard, arrêt après arrêt.
Au départ, déjà, le cri et la colère, comme l’annonce le tag « sur le mur de l’école, près de l’arrêt des bus de la ligne Réghaïa-Alger » : « LA BATAILLE D’ALGER EST TOUJOURS LÀ ». Les médecins résidents se soulèvent (« Une idée de génie »), se mobilisent et font grève, il faut sauver l’hôpital public et les treize années d’études, disent-ils, aucune trêve.
Mais Kahina et ses collègues sont récompensés par la matraque et par certains « bons citoyens » qui, imbus de leur gros bon sens commun, qualifient leurs revendications d’« aberrantes ». Mais passons ! Réalisant que l’horizon des luttes est obstrué, et face aux difficultés de logement, Kahina, avec son mari, décide de se tourner vers les affaires : « On n’a qu’à ouvrir une laverie ! Mais oui, personne y a jamais pensé. Je suis sûre que ça rapporte, c’est original. Y a pas mieux. ». Elle a déjà le nom adéquat en tête : « Laverie Le Bosphore ». Une évidence, la laverie, seul lieu métaphysique d’Alger pour médecins en reconversion professionnelle, en errance…
Ensuite, après quelques stations, c’est à la perte d’un être aimé et au deuil de tout une ville que se confronte Sami, jeune chanteur et photographe talentueux aspirant au succès (« La lune noyée »). Avec son appareil, il immortalise les scènes mémorables d’un Alger populaire marchant en un seul mouvement derrière le cortège funéraire d’Amar Ezzahi, l’icône de la chanson cha‘bi. Ses prises de photo dressent le portrait d’une ville endeuillée de l’absence d’un homme pauvre et modeste ayant enchanté et marqué des générations : « Nous avons ressenti une fraternité orpheline », raconte Sami, « en nous éloignant du cimetière ». En s’approchant « des quartiers bas de la ville », poursuit-il, face « à la mer, couleur d’encre, des centaines de gens pleuraient debout autour de lui, en silence, leurs yeux rouges, des larmes se déversaient sur des visages tristes ».
Accablé d’une autre absence, celle de son père et de ses amis marins de la Pêcherie, Sami monte sur scène, au « Bastion 23 », et interprète avec le célèbre musicien Cheikh Sidi Bémol quelques morceaux d’Izlan Ibahriyen, son album de chants marins amazighes, en la mémoire de tous les oubliés et disparus de la mer, ceux qui émigrent clandestinement, par colère et désespoir. Après la fête et les lumières, Sami, avec son amie au bord d’un bateau à Sidi Fredj, éprouve la lourdeur d’un ciel indifférent à ses douleurs et angoisses, l’ivresse de la mer surtout, mais attend impatiemment que la clarté du jour triomphe des brumes inatteignables.
Bien évidemment, le train peut s’arrêter, mais reprend inexorablement sa marche. La distance entre stations est longue et le temps est à la remémoration, à la révision des pages d’une vie. Trouble et troublée (« Sonaret, entreprise d’Etat »). La guerre est là, avec ses noirceurs, ses tourmentes, son lot de massacres et de sang. La terre ne tremble pas seule, la société également. Nous sommes en 1993, le président Boudiaf vient d’être assassiné. Un éditeur travaillant chez ENAG, unité de Réghaïa, résiste dignement, lutte sous le feu pour publier des classiques de la Nahda (mouvement de modernisation culturelle, scientifique et politique apparu entre les XIXe et XXe siècles dans le monde arabe) et autres nourritures de l’esprit.
Depuis son bureau et au cours de ses missions sous couvre-feu, il capte le soufre dans l’air du temps. Les locaux des éditions ENAG reflètent la noyade de tout un pays dans la terreur et le sang : « La zone industrielle vivait son dernier séisme avant le retour au calme plat » et la pieuvre intégriste se déchaîne vigoureusement, aveuglement, volontairement. Les bruits de couloirs d’El Charika, l’entreprise, évoquent les « ultimes tentatives d’infiltration de la zone industrielle par le Font islamique du salut, dissous », et les déboires du « Parti de l’avant-garde socialiste, périclitant ».
Les hirondelles désertent le ciel et les exilés se multiplient. Le chaos règne. Mais les livres continuent de sortir.
Maintenant, il ne reste que quelques stations et M. Krimou est sur le point de vendre sa précieuse voiture (« Peugeot 505 ») chez son ami notaire, non loin de la place Gueydon. Des éclats de mémoire inondent ses visions. Il se noie dans le temps. Au fils de l’acheteur, il décrit la guerre civile et ses terreurs, ce « Déluge des Ecritures saintes » qui a failli effacer le passé, le présent et l’avenir. Les cauchemars le hantent, la tentative d’assassinat de son ami journaliste, ses réveils en sursauts se multiplient, leur intensité s’exacerbe, l’éternelle question de sa femme demeurée sans réponse le martyrise : « Comment on a fait pour franchir cette fin de siècle ? ».
Sa Peugeot 505 vendue, il contemple la splendeur des monts Babors depuis le café Richelieu. Il se ressouvient, mais les images furtives et précaires de ce passé tragique s’effacent. Les scènes s’anéantissent. La lettre Nûn tracée par l’inquiétant vieillard du village sur la vitre arrière de sa voiture ne le quitte jamais. Comment l’oublier ? Il « se souvient du carreau de la Peugeot dans cette aube lointaine, le brouillard, le brouillard partout. C’est à cette époque-là qu’il a cessé d’attendre que les choses sortent du brouillard ; depuis, le brouillard, il marche en plein dedans ». Confus, M. Krimou cueille les quelques instants de joie qui s’offrent à son regard, face au tableau lumineux des Babors, avant que le spectre de la lettre Nûn ne revienne et le plonge à nouveau dans le noir.
Enfin, le temps de la lecture touche à sa fin, nous sommes arrivés au terminus, les voyageurs descendent, rentrent chez eux. L’écriture est semblable au travail de Yahya (« Des choses qui arrivent »), cet artiste algérois déclassé socialement : saisir, à l’aide de son précieux enregistreur Zoom H4, les sons de la rue, étudier la langue du dehors, ses cris de révolte : « …j’ai envie d’enregistrer les bruits de mon patelin et d’en faire quelque chose, un documentaire audio qui entraîne l’auditeur dans un parcours sonore de la ville ». Vivre avec la vigilance du sismographe, nourrir son art du langage, l’art de dire et de nommer le monde. Prendre exemple sur Yahya et écrire. Simplement.
Situés au niveau de plusieurs classes sociales entretenant des rapports souvent conflictuels, les personnages de Salah Badis évoluent entre l’aisance et la précarité, la légitimité et l’illégitimité sociale, le conservatisme et la révolte en politique. Inscrivant l’art d’écrire au sein d’autres pratiques artistiques, comme la musique et le cinéma, avec un regard renouvelé sur la langue arabe et l’ouverture de son héritage culturel, Des choses qui arrivent est un recueil qui restitue subtilement quelques fragments illustratifs du vécu algérien, aujourd’hui, dans ses joies et ses douleurs.
Si des nouvelles mettent en scène des personnages qui se battent pour se loger, travailler et vivre dignement en citoyens libres et émancipés, des personnages qui, confrontés à la violence symbolique et politique, prennent conscience de leur condition (comme cet ami de Madjid qui, au milieu d’une fête de la bourgeoisie algéroise, se dit : « Il me semble que je sois le seul étranger dans cette fête, je me sens oppressé et gêné »), d’autres, comme Selma, jeune cadre confortablement installée dans la vie, pour parachever leur bonheur, cherchent seulement un « balcon désespérément ».
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 05/10/2023
156 pages
Philippe Rey
19,00 €
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