Parmi les nombreuses punchlines de Baudelaire, l’une évoque « le plaisir aristocratique de déplaire » dans la pratique du mauvais goût. Un autre dandy, Oscar Wilde, confessait : « Je vis dans la terreur de ne pas être incompris. » Certains y verront les postures de deux esthètes à l’esprit adolescent, une chose reste certaine : pour la plupart, décevoir est la pire chose… Alors pourquoi l’inverse d’un plaisantin, Gilles Deleuze, a affirmé, en réponse à un critique, « décevoir est un plaisir » ?
Le 17/05/2024 à 19:33 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
17/05/2024 à 19:33
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« Comment puis-je commencer quelque chose de nouveau avec tout cet hier à l'intérieur de moi-même ? » Leonard Cohen.
« Hello ! Ça fait très longtemps que je n'ai pas pu venir, mais j'ai hâte de vous revoir ! Je pense pouvoir être là en juin. Par ailleurs, gros bisous à tous depuis l'Ouzbékistan. » Dans ce message, comme souvent, le centre se situe à la périphérie, dissimulé ici par ce « par ailleurs » qui ne trompe pas : je suis en Ouzbékistan, moi, pays que les petits français connaissent autant que la planète des petits-gris. Extirpé du groupe WhatsApp d’un club de lecture, il est une belle illustration du point de départ de la réjouissante démonstration de Laurent de Sutter : rien, en général, ne compte plus que l’image projetée auprès des autres.
A contrario, mais dans ce même ordre d’idée, le premier effort de tout un chacun est d’éviter de dégrader cette image, même quand notre posture indique l’inverse, Baudelaire et Wilde compris. Le papa du terme de « pop'philosophie », Gilles Deleuze, n’en est pas moins arrivé à cette conclusion : « Décevoir est un plaisir. » L’un de ses importants exégètes contemporains, le philosophe et éditeur belge Laurent de Sutter, éprouve cette affirmation, la confirme par une lumineuse démonstration géométrique. Sa conclusion : « Il faut que la pensée soit décevante, que les livres soient décevants, que les idées soient décevantes, pour que quelque chose puisse se passer. »
Pour atteindre à cet épilogue, 130 pages qui ne jargonnent pas, sans pour autant sacrifier à l’exigence du développement. Passent Sénèque, Platon, Saint Paul, Kierkegaard, Spinoza, Lacan, Maurice Blanchot, Alain Badiou ou Roland Barthes.
Cette affirmation de Gilles Deleuze répond au texte d’un journaliste aujourd’hui disparu, Michel Cressole, qui jugea L'Anti-Oedipe (co-écrit avec Félix Guattari), comme un ratage. L’occasion de remettre en cause la personne et l’approche même de son auteur, de le déconstruire, le confondre. La réponse du philosophe ne fut qu’une simple provocation ? Une manière de dédaigner le plumitif ? De faire le malin, « d'épater le bourgeois » ? Laurent de Sutter y voit avant tout un procès du mode de pensée qui repose sur les « attentes ». À partir de cette bisbille anecdotique dans la carrière de Gilles Deleuze, il donne une clé de compréhension de sa philosophie, toute nietzschéenne, ou à la Bruce Lee, c'est selon : soyez comme l’eau…
En journaliste, avec l’esprit de « fouille-merde » qui accompagne cette office, ce Michel Cressole est celui « à qui on ne l’a fait pas ». Sa lucidité est réelle, c’est bien le problème : il est aussi celui « qui sait à quoi s'attendre ». « Il n'est rien qui suscite davantage d'attentes que l'instauration de la lucidité comme valeur suprême de la pensée - et c'étaient ces attentes-là que Deleuze cherchait à décevoir avant tout », analyse le Belge.
Pour qu’il y ait déception, il faut au préalable une espérance. Dans ce qui concrètement est une projection, l’autre est toujours un condamné en sursis, victime du préjugé de celui qui (s’)investit en lui. Face à ce commun écueil, Gilles Deleuze propose l’orientation, pas après pas, dans un début toujours renouvelé, qui avance : une pensée du mouvement lui-même, le devenir en tant que seule réalité fixe. Un anti-idéalisme. Nietzsche toujours. Pour en arriver à cette conclusion que sans ironie, décevoir est un plaisir, Laurent de Sutter déplie une histoire de l’espoir à la sauce occidentale.
Les stoïciens, dont on connaît bien le « rien attendre », ajoutaient, dans leur ascèse pragmatique : ne répondez pas aux attentes pour éviter la déception. Aucune énergie pour le superflu comme devise. Les chrétiens eux, avec leur “arrière monde”, ont logiquement placé l'espérance tout en haut, avec la foi et la charité. Toute une logorrhée emberlificotée, dans ce cas spectaculairement arbitraire, forceuse même, pour justifier cette position. Un supérieur qui demande des choses absurdes pour tester ton obéissance, la façonner.
Cette rhétorique - qui distingue espoir et espérance dans son acception la plus subtile, à la suite du génial râleur Georges Bernanos -, est aujourd'hui dévitalisée. Une camelote dans la France de 2024, comme le sera un jour notre socialisto-capitalisme à l'heure de l'intelligence artificielle généralisée. La foi confirmée par l'impossibilité de sa justification - la seule possibilité de la foi même, selon Kierkegaard - a été largement enterrée par la ratiocination, mais l’approche utopique s'est en revanche maintenue dans la culture : cette grande espérance, eschatologique, que ce monde mourra, n’a jamais fini.
Cet univers mental chrétien, que Laurent Sutter connaît bien, en tant que « pur produit de la haute bourgeoisie bruxelloise, religieuse, militaire », comme il s’est présenté lui-même. En même temps que du Fils, c’est aussi celui du Père, dans la triple dimension physique, imaginaire et symbolique établie par Freud. Le niveau de bourgeoisie d’un individu est mesurable au temps qu’il met à invoquer « papa ». Comme pour Dieu, quand ne survit que la structure symbolique de la notion du père, son absence sature tout l’espace, un nulle-part partout. La même chose se produit chez l'amoureux selon Barthes, qui projette sur un autre devenu symbole de l’Amour lui-même.
À l’origine de tous ces états, le grand Non d’une autorité - la divinité qui refuse sa présence, de la souveraineté du père, et de l’autre qui « fait attendre » -. Des nons sous des noms : Dieu, Père, l’Autre. L'espérance est ainsi comprise par Laurent de Sutter comme l'organisation de la perte de l'objet : « Être déçu, ce n'est pas être désillusionné, c'est tout le contraire : c'est faire l'objet de manœuvres visant à remplacer une réalité par une fiction, à faire prendre des vessies pour des lanternes, à faire passer pour de l'amour ce qui n'est qu'un intérêt. »
La lucidité est une déclaration d'amour à l'illusion, expose avec brio le philosophe, dans un paradoxe. Être amoureux d’une projection ou espérer un impossible, c’est en réalité se prémunir de la déception, « tant que le réel n’a pas fait effraction à l'intérieur de l'espace confiné dans lequel le sujet s'est réfugié - la petite forteresse où, comme le disait Barthes, celui-ci peut continuer à rêver à sa puissance ». Le Bruxellois voit dans tous ces porteurs d'espérance une continuité de la mélancolie, portée par des figures de la lucidité.
Dans l’espérance, quelque chose a déjà failli, et ça peut se reproduire. Le non-dupe est celui qui, d'avoir été déçu, s'illusionne sur sa lucidité; il est celui qui erre parce que, persuadé de voir clair sur la cause de sa souffrance, il ne se rend pas compte que c'est cette clairvoyance qui scelle son malheur.
Face à tous ces sachants du monde, définis par le philosophe, une figure honnie, qu’il s’agit de réhabiliter à cette occasion, le séducteur. Celui qui assume l’artifice du monde : une « chance de faire l'expérience de quelque chose d'autre que la simple jouissance narcissique de l'attente toute-puissante. » Fini l'espérance, bonjour la déception qu’il faut assumer : « Là où l'espérance consiste à raréfier le possible jusqu'au point où celui-ci se laisse résumer par l'impossible de la perfection, la déception implique l'ouverture à l'illimité du répertoire de ce qui peut être », décrit Laurent de Sutter. Dit autrement par Ingmar Bergman dans Une affaire d’âme, « la vérité n’est rien, la vérité est vanité ».
Décevoir est donc bien un plaisir quand on s’y abandonne, parce qu’il s’inscrit dans le mouvement, l’orientation, qui lui est aventure. Un remède au désespoir, une manière d’accepter le monde qui nous résiste, imparfait, douloureux, dangereux, désillusionné. Laurent de Sutter est aventurier lui-même dans son approche : parti d'un axiome jamais trahi, avec un esprit de conquête, une grande capacité d'effort et une ribambelle de références, le tapis s'est déroulé avec ses ornementations, et oh miracle, tout est à sa place. La nécessité dans la contingence.
Sa réflexion rejoint celle d’un de ses précédents textes, Éloge du danger, où le Belge en appelait à ouvrir la porte à ce qui n’était pas normé, régulé, paramétré, face à l’obsession de la réduction du risque par l’État. Entrer dans le possible et quitter le probable, à ses risques et périls…
Cet implacable essai de gros cerveau marche en réalité sur deux jambes, pour un seul corps : une existentielle, une politique. Dans le domaine de la police (Polis : La Cité), la dialectique de Laurent de Sutter, espérance enfermante - déception libératrice, est là-encore des plus opérante.
Il rappelle d’abord que l'espoir forme, aux yeux de Platon, l'impératif catégorique de la vie sociale - ce qui structure tous les « efforts ». Selon le Grec, pour qu'il y ait de l'ordre, il faut des attentes, car elles seules sont à même « d'obvier à l'imperfection de ce qui est au profit de la perfection de ce qui peut être ». Attendre, c’est aussi, en ramassant le développement de Laurent de Sutter comme un ahuri, être attentif. Maurice Blanchot évoque cette « police de l'espérance » et son « devoir d’attention ». L'espérance, dans laquelle est induite une promesse, c'est finalement le doute qui s'installe partout, s'instille, se déploie, se généralise.
Pour résumer, Michel Cressole, symboliquement, et autres figures pleines d’espérances, donc de désespoir, surveillent les Deleuze et autres aventuriers du non-exploré, et attrapent leurs vestes dès que l’occasion se présente. Sans parler du jugement généralisé, permis par les réseaux sociaux et autres systèmes de notation généralisée, comme une queue de comète de la méthode critique kantienne.
Les passionnés de la sanction. Des préjugeurs qui forclosent la déception comme un virus chinois, jusqu’à ce que ça pète… Barthes, dans ses cours sur le Neutre au Collège de France, définissait le journaliste comme un flic qui vous aime bien parce qu'il vous donne la parole... Plus généralement, les propositions messianiques - qui incluent un futur déjà déterminé dans un devenir figé dans sa projection -, sont les plus policières.
L'espérance maintient l'ordre policier dans une attente d'un idéal inatteignable, distinct de la réalité présente de celui qui sait déjà à quoi s'attendre. (...) C'est pour cela que la déception est d'abord et avant tout déception de la police : la déception est ce qui marque par avance toutes les tentatives de policer quelque chose comme un ordre de ce qui est ou un ordre du monde - puisque policer implique toujours d'exclure. Rien ne peut être exclu : voilà pourquoi il existe de la déception - et voilà aussi pourquoi le fait de l'envisager semble si insupportable à certains, et, au contraire, si réjouissant à d'autres; pour les uns, elle est la manifestation subjective du danger, pour les autres son épiphanie.
Il y a peu, avec la même énergie que Michel Cressole, c’est le désastreux Eric Naulleau, à l’arrière-garde pour l’éternité et en tous lieux, qui a pris en grippe Jean-Luc Mélenchon, ce traître aux vieux de tous les âges, agressé à coup d’anathèmes du type « islamo-gauchiste ». Faisant fi que le président de LFI est la figure politique française la plus solide philosophiquement, « quoi qu’on pense de ses idées », comme aime à dire le prudent à tout bout de champ, Clément Viktorovitch.
Pour goûter toute la brillante démonstration de Laurent de Sutter - ici seulement esquissée à grands traits -, qui sait-on jamais, pourra extraire à terme de leur forclusion narcissique de grands déçus qui le nient, il faudra se procurer l’ouvrage publié chez PUF. Il s’agit du troisième volume de ses Propositions, série entamée avec Pour en finir avec soi-même (2021) et Éloge du danger (2022), tous publiés dans cette collection Perspectives Critiques, qu'il dirige à la suite de son créateur dans les années 70, le Suisse peu commun - à l'inverse d'Éric Naulleau -, Roland Jaccard.
Gilles Deleuze ou Clément Rosset, Thomas Szasz ou Roberto Calasso, Louis Althusser ou Alain Badiou, Slavoj Zizek ou Boris Groys, Giorgio Agamben, Jean Baudrillard, Jaccard lui-même, Marcel Conche, le spécialiste de l'ésotérisme Pierre Riffard, John Cowper Powys, Alain Bonnand, Pacôme Thiellement... Du beau monde dans cette collection. Des radicaux, au bon sens du terme : qui creusent jusqu'aux racines.
En attendra à présent la prochaine Proposition du philosophe, série « qui se poursuivra au fil des caprices de l'auteur ». Il en a en revanche fini avec Gilles Deleuze, après trois autres essais sur ce vaste sujet : Deleuze, la pratique du droit (Michalon, 2009), le second Qu'est-ce que la pop philosophie ? (Puf, 2019), et Johnsons & Shits (Léo Scheer, 2020).
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 10/04/2024
132 pages
Presses Universitaires de France - PUF
15,00 €
Paru le 15/03/2023
187 pages
Alpha
7,00 €
Paru le 20/09/2023
401 pages
Flammarion
22,00 €
Paru le 09/01/2019
112 pages
Presses Universitaires de France - PUF
7,00 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
21/05/2024 à 00:22
La lecture de cette critique, ce n'est pas un sprint, mais un marathon...!
Faut s'accrocher !
CHRISTIAN NAUWELAERS