2016. Le Grand Nord du Canada. Celui dont l’accès ressemble aux cercles concentriques de l’enfer dantesque. Ces villes si éloignées de la civilisation, qu'elles incarnent l'ultime étape avant la fin du monde. Et des températures négatives hors norme. Telles qu’orteils et doigts ne connaissent pas même le stade des engelures : ils tombent directement…
Bienvenue à Norferville. Parce qu’on est au Nord, et qu’il s’y trouve du fer. Ici, on exploite une mine pour extraire le minerai. Une ville où les Blancs ont afflué pour travailler, aux côtés de quelques Innus, avec toutes les tensions sociétales qu’on imagine. Un peuple originaire de l’est de la péninsule du Québec-Labrador — à ne pas confondre avec les Inuits, groupe composé des peuples autochtones, ayant occupé les régions arctiques (voir en fin d’article : Parce que la réalité dépasse la fiction)
Mais les Innus sont avant tout parqués dans des réserves — surtout, ne pas imaginer les images d’Épinal américaines : ici, les bâtiments tiennent du baraquement, flirtant avec le ghetto. D’ailleurs, la communauté subit les ravages de l’alcool et autres drogues, qu’on laisse parvenir sur place. Les Blancs alimentent le trafic : il faut bien maintenir un niveau d’abrutissement au sein des Premières Nations.
La découverte, près d’un lac, du cadavre d’une femme française, bouleverse le quotidien : racisme et violences, oui. Mort violente, non. Ultra violente, moins encore : le corps a été lacéré, puis éventré et le foie retiré (évidemment sans la moindre précaution médicale en vigueur pour ce type d’ablation).
C’est dans cette ville que Léonie Rock a grandi. Une raison comme une autre pour que sa hiérarchie l’envoie depuis Baie-Comeau, où elle habite, pour enquêter. D’autant que moitié innue, moitié blanche, il lui sera plus facile de parler avec les deux factions, croit-on. C’est oublier le culte du secret en vigueur au sein des indigènes et la défiance vis-à-vis de tout ce qui provient des Blancs — Léonie y compris.
2016, un crime effarant. 20 ans plus tôt, une agression sexuelle. C’est avec ce flash-back que s’ouvre le roman : Léonie et une amie, tout juste âgées d’une quinzaine d’années, sortent d’un bar et sont embarquées de force par trois hommes. Séance de fellation sous contrainte, dans une camionnette glauque : elles sont traitées comme des sauvageonnes qu’il importe de remettre dans le droit chemin.
À cette époque, apprend-on, la pratique et le comportement sont tristement courants dans ces contrées, avec l’accord tacite des édiles autant que des forces de police. Quand les uns ou les autres ne prennent pas part à ces agressions. Peu après ce viol, Léonie et ses parents avaient quitté Norferville : père et mère ont pris un nouveau départ à Québec, quand elle s’exile à Baie-Comeau. Les liens se distendent, jusqu’à perdre contact, ou quasi.
Et la voici, 20 ans plus tard, revenue sur les lieux de son viol, pour enquêter sur la mort de cette jeune femme dont le père est profiler à Lyon, Teddy Schaffran. Son épouse est décédée dans un accident de voiture où lui-même perdit un œil, couvert par un bandeau de pirate…
Sur place, Leonie retrouvera son amie d’adolescence, défoncée au crack : le glauque prend une autre tournure encore. Derrière le meurtre, des considérations financières : les exploitants de la mine entendent exploiter plus de terres, et chasser les Innus pour ce faire. Tensions, rivalité et haines, tout cela par -20 ° C… Et un retour à Norferville de Léonie, qui n’est pas du goût de tout le monde.
On sait combien les romans de Thilliez finissent par définir le concept de page-turner : Norferville n’échappe pas à cette règle, malgré le froid que l’on finit par littéralement ressentir. Des descriptions si soignées qu’on a envie de mettre des moufles, dans un décor où tout n’est que gel. Jusqu’à une tempête de neige soignée aux petits oignons…
Mais le décor sert avant tout à mettre en lumière une époque du Canada où les peuples des Premières Nations subissaient les attaques des Blancs, avec le blanc-seing des autorités politiques. Purge et ghettoïsation au menu — le tout dépassant le meurtre pourtant bien crade qui entraîne l’enquête. Des vagues de maltraitance que les femmes innues ont endurées au milieu de paysages glacés et qui rejaillissent depuis quelques années.
La finesse s’impose plus encore, que le micmac global où l’on plonge ne se résume pas un clivage classique : on trouve tout aussi bien de « gentils blancs » que des « Innus bien crades ». Ici, pas de dichotomie, tout le monde lutte.
Avec ce texte, c’est un investissement social autant qu’un témoignage que Thilliez nous propose, quitte à ne pas tout résoudre. L’accent est mis sur les populations parquées et lobotomisées, avec tous les expédients et fléaux à même de générer addiction et destruction. Et là, on flippe pour de bon. Car la haine raciale, déjà insupportable, se double de l’oppression, à moins d’une cinquantaine d’années de notre époque.
Il reste encore tant à révéler au grand jour… Thilliez met toute son énergie et son talent à dépeindre ces atrocités. Et autant dire qu’il y parvient plus que bien.
Pour approfondir le sujet, on se référera sur le site dédié, à cette Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Tout à la fois lanceur d’alerte, comité de soutien et plateforme de sensibilisation au sort des Premières Nations. Offre des rassemblements communautaires, actions culturelles toujours dans perspective d’informer sur les tragédies qui ont eu cours.
Le territoire Nunavut, ce sont ces premières terres qui jouxtent l’ouest du Groenland, allant de Terre Neuve et Labrador, en passant par la Baie d’Hudson et jusqu’à l’Océan arctique : nous proposons ci-dessous une carte pour aider à se faire une idée plus claire de l’étendue de cette zone, patrie des Inuits au Canada. Norferville n'est pas indiquée, car de l'aveu de Franck Thilliez, elle est imaginaire, pour ne pas ajouter du réel au sordide – ou inversement.
Avec une superficie de 3,3 millions de km2, on y recense 56.585 habitants. De nombreuses mines de fer existent sur cet espace, dont l’une des plus tristement célèbres, Mary River, qui provoqua en février 2021 une véritable polémique : ses exploitants entendaient faire passer la production de 6 à 14,2 millions de tonnes annuelles. Avec des conséquences désastreuses pour la faune et la flore, dénonçait WWF-Canada.
Si la ville où se déroule l’ouvrage de Franck Thilliez est imaginaire, le contexte sociétal des violences exercées contre les peuples autochtones, et les femmes en particulier, a été constaté sur l’ensemble du territoire.
Au Nunavut, la situation des femmes en matière de sécurité personnelle est extrêmement préoccupante. Les femmes de cette région subissent des crimes violents à un taux alarmant, plus de 13 fois supérieur à celui des autres femmes au Canada. De plus, le risque d’agression sexuelle y est 12 fois plus élevé que la moyenne nationale. Cette réalité s’étend aussi au Nunavik, où une proportion stupéfiante de 74 % des femmes inuites ont rapporté avoir été victimes de violence domestique, et près de la moitié ont subi des agressions sexuelles.
En 2016, le Nunavut a enregistré le taux le plus élevé de violences familiales signalées à la police dans tout le Canada, soulignant une crise de sécurité publique qui nécessite une attention urgente et des mesures spécifiques pour protéger ces communautés vulnérables. (source)
Dans un rapport récent, la commission d’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées qualifie de génocidaire cette « violence [fondée sur le sexe et racialisée est enracinée dans des facteurs systémiques, comme la marginalisation économique, sociale et politique, ainsi que le racisme, la discrimination et la misogynie, faisant partie intégrante du tissu de la société canadienne ».
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 02/05/2024
456 pages
Fleuve Noir
22,90 €
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