La collection dirigée par Alina Gurdiel, Ma nuit au Musée, a alpagué le plus important de nos auteurs quasi sans prix, tant il est en vérité un ovni. Lui s’est enfermé dans l’institution muséale par excellence, Le Louvre, et a choisi le plus classique de nos peintres, Nicolas Poussin. Il sauve encore le kitsch, et n’en fait qu’à sa tête : aucun enfermement, avec lui, dans la demeure de La Joconde. On rembobine plutôt 20 ans plus tôt, époque Damien Saez et caméra DV.
Le 07/03/2024 à 16:44 par Hocine Bouhadjera
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07/03/2024 à 16:44
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« Les artistes, ce ne sont pas ceux qui ont le plus de talent, mais ceux qui survivent à leur jeunesse. (...) L'œuvre d'art ne raconte à peu près que cela : comment son auteur s'est sauvé. »
Le philosophe dans l’âme, qui raconte à peine des histoires dans ses romans, ratiocine toujours autant, face à des tableaux cette fois. Il ne décrit pas, avec moults détails, la composition des Quatre Saisons du grand peintre du temps de Louis XIII, ni la technique du maître, sa manière, ses précédents ou ses héritiers… Mais l’Idée Poussin, qu’il oppose au Concept, à la suite du personnage principal de son dernier ouvrage, le platonicien Walter Benjamin.
La seconde notion relève de l'ordre rationnel et s’interconnecte aux autres, la première possèderait une structure inhumaine, mystérieuse, et indépendante, formant des constellations incomprises, à l'exception peut-être des mélancoliques… L'œuvre d'un peintre, d’un artiste, comme « unique figuration dont aucun discours ne saurait rendre compte ».
L’idée Poussin donc : mise à part dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, le peintre de La Danse de la vie humaine n’a pas eu de jeunesse, en tout cas nous en connaissons « quasiment rien » : « Il manque ces dix années décisives qui le voient tenir bon, au milieu des tentations, des ridicules, dans l’héroïque saleté de la jeunesse. » Ce sont ses printemps que raconte l’auteur de Téléréalité : « Non pas qu'elles soient exceptionnelles, je crois qu'elles se ressemblent toutes ». Ce temps héroïque où seul, « on ne sait pas si on sera sauvé ».
L'énigme de l'œuvre complète. Qui est le nom scientifique de celle, plus simple, plus existentielle, que je me suis formulée, comme des millions d'autres, à l'adolescence : l'énigme de la vie réussie. L'exceptionnelle réussite de la vie de Poussin, voilà en dernier lieu ce que le Louvre avait conservé pour moi.
Enfant de Laval, une jeunesse dans l’Essonne, puis Nantes, Rennes. Le lotissement et son pavillon de banlieue, les dégaines et airs patauds, la Game Boy, la chambre étudiante où il écoute France Culture et Télérama, se préparant, à bas bruit, aux grandes manœuvres parisiennes, à sa « démesure des petitesses ».
Le département de philo de l'université de Rennes encore, et sa dimension douloureuse, prolétarienne de l’acte gratuit et désespéré. Aurélien Bellanger est un enfant de la classe moyenne : « Je ne suis pas un héritier; ce qui ne veut pas dire que je pars avec un grand nombre de handicaps, mais avec un sentiment permanent de honte. La honte, précisément, d'avoir identifié l'art comme seule porte de sortie possible, comme seul destin un peu grandiose à opposer à mon futur destin d'employé. » L’art comme troisième voie pour les bons élèves de cette classe sociale, quand on est inadapté aux concours par pêcher de métaphysique, raconte avec esprit de finesse celui qui se fixa finalement sur le roman.
D’abord, la peinture a été importante, et la vidéo : c’est à partir d’une collection de 48 cassettes qu’il tourna avec son Canon MVX200i au début des années 2000 - ses « premiers pas sociaux d'artiste » -, et d’un journal intime, qu’il nous fait visiter son « Musée de la jeunesse ».
D’abord sa grande timidité - il n'adresse par exemple la parole à personne lors de son séjour Erasmus en Italie - rêveuse, romantique et orgueilleuse comme toutes les timidités, jusqu’à un premier roman, puis plusieurs, tous de jeunesse, dont aucun n’a été publié. Sans public, pour soi : « J'ai relu quelques pages de mes six romans de jeunesse et je n'en reviens pas de n'avoir eu, pendant tout ce temps, que ça pour espérer. »
L’Aurélien d’aujourd’hui, « au milieu» de sa vie » - 41 ans au moment de sa nuit au Louvre, le 15 mars 2022 -, s’est initialement demandé : pourquoi se surpasser en art, ici en peinture, comme un ahuri ? « J'avais louvoyé, dans mes notes préliminaires, jusqu'à la figure un peu Facile de Dieu, Dieu envisagé comme regardeur absolu ou comme dédicataire unique de cette opération aussi compliquée qu'un cambriolage qu'on appelle l'art. À les relire, je pourrais presque me passer de l'hypothèse de Dieu et m'en tenir à l'artiste moderne, tel que Poussin l'invente. »
À 17 ans, il aime Nicolas Poussin, possède la reproduction d’un tableau sur son mur d'étudiant. Il était le peintre officiel de son idéalisme, pensant qu’un « esprit universel » était conservé dans son art, et plus largement dans les successeurs du peintre, tous au Louvre : « La vie vraiment bonne, pour moi, demeure celle de philosophe. Et je crois que c'est Poussin qui m'en a convaincu, car devenir philosophe, c'était vivre dans un tableau de Poussin. »
Les Quatre Saisons devant lesquelles j'avais cru tout comprendre du temps, de son apparition à son effondrement, depuis le réduit philosophique où j'avais décidé de vivre le plus loin possible, esthétiquement, du monde furieux des hommes. (...) L'éternité, au fond, était quelque chose d'assez simple, et c'était le seul lieu où je désirais vivre : caché dans le musée du Louvre.
(...) On n'entre pas dans l'Antiquité ou dans l'histoire biblique pour en sortir, on y entre, avec résolution et mélancolie, car c'est le seul paysage dont on est certain qu'on ne sortira pas. On ne commence pas une œuvre pour la terminer, en aucune manière, mais pour s'y perdre complètement et pour y disparaître.
Le temps banal de l’amour du passé, qui parfois dure toujours, « drogue étrange. Pétrifiante, comme cette autre drogue qui sans tait si bien, alors, à ma mélancolie adolescente - l'herbe ». Le Louvre comme réserves d'un temps terminé, et la peinture comme patine, regret, lointain, « tout sauf contemporain », dans « ce dispositif d'aliénation typique de la classe moyenne, à la fin du siècle dernier et dans le continent de la fin de l'histoire ».
Le jeune Aurélien Bellanger sortira de la grande muséification, ce temps arrêté, où même le progrès à finalement trouvé sa place, avec le reste. Il aime une fille, mais l’histoire est impossible : des projets différents. Il montera sous peu à Paris, elle restera dans sa « provinciale méfiance ».
La capitale au début des années 2000, camaïeu de gris et de bleu délavé, son atmosphère, sa lumière toujours matinale, ses bâtiments sans esthétique, le Nokia 3310…
Nous qui nous étions identifiés, avec une coupable légèreté, à Tisserand, le héros vierge d'Extension du domaine de la lutte, au seul prétexte que nous pensions, nous aussi, souffrir d'un rationnement de la sexualité; on ne parlait pas encore de masculinisme tandis que le féminisme, dans cette période un peu maudite comprise entre les happenings télévisuels de Soral et le premier pamphlet patriarcal de Zemmour, était devenu un sujet de blague.
Même les femmes hésitaient souvent à s'en revendiquer; il passait pour une idéologie périmée. La loi sur la parité venait d'être votée, l'égalité était désormais considérée comme atteinte, voire comme un peu dépassée, et on pouvait le plus sérieusement du monde se demander si on n'en avait même pas fait un peu trop.
Des soupirs de nostalgie pour la révolution sexuelle manquée dans ces temps-là. Aujourd’hui, l'approche de l'écrivain a changé, dans une prise de conscience de l'époque : « Ce que je suis tenté d'appeler la grâce n'est peut-être que le nom raffiné de mon privilège blanc, de mon privilège d'homme, de mon privilège de petit-bourgeois de la culture. Ce soupçon, je suis entré avec au Louvre. Je suis entré au Louvre, peut-être, moins comme une créature que comme une pièce de collection - un fragment réifié de l'univers bourgeois. »
Son pote P., plus collectionneur et snob qu'artiste, avec qui il vit des expériences sorties d’un film de Bertolucci dans le studio de l’auteur de 20m2, et plus généralement un Aurélien Bellanger vivant, audacieux, aventureux, ambitieux, baroque à sa manière, comme Poussin : « J'ai bien eu une jeunesse (...) L'innocence de nos vies, ses charmes, son éternité païenne. » On a pu borner l’écrivain à un autisme intellectuel, génial et pop, grosse erreur.
Un penchant, « un peu Les Inrocks, un peu Paris Dernière, pour la faune de la nuit », pour celui qui a analysé la télévision comme l’art des années 2000. Des images filmées d’une voiture en feu au métro Château Rouge, d’épiceries de nuit, d’écrans de télévision, d’écrans de distributeurs, de cigarette qu'on allume, de lignes de coke occasionnelles, de chiens errants, des pharmacies de la rue de Clignancourt… « On me voit engager un soir la discussion à travers la courette de mon immeuble, avec ma voisine anglaise, avant de m'inviter chez elle. »
La rencontre avec sa compagne actuelle quand il était encore libraire, avec qui il a des enfants. Son nouvel ami peintre (Thomas Lévy-Lasne de ce que j'ai compris) et ce qu’il charrie d’un certain Paris. La confiance nouvelle, où la croyance en l'élection n’est pas absente, pour un premier roman sur Emile Louis, taillé pour P.O.L. ou les éditions de Minuit. Son Étrangleur de Boston. « Un document irremplaçable sur les premiers pas dans la vie parisienne d'un aspirant écrivain au tournant des années 2000 », en somme.
Il déplie son passé par le prisme du peintre qu’il a choisi, et on comprend les grands atouts de cet écrivain pas assez aimé, à cause de sa froideur fantasque et passionnée (son mysticisme de plus en plus assumé ne peut qu’aggraver son cas. Trop intelligent pour être romancier diront certains) : la créativité, ou dit autrement, l’ingéniosité. Un bricolo curieux de tout. La personne la plus étrangère à la mélancolie aussi : le semi-marathon de ce dimanche, puis le flan maison qui l’attendait, le tout partagé sur Instagram, valide ce constat.
« Ma principale qualité, sous ma timidité : une franche et nécessaire cruauté », témoigne-t-il de son côté. Le démon de la stratégie en tout cas : « Il n'y a pas de récit d'initiation sans humiliation ni désir de revanche. » Il donne une clé de son œuvre : la quête de « ce degré presque mystique de précision. » On pense à Balzac.
On l’aura compris, pas trop de blabla peinture dans Ma nuit au musée par Aurélien Bellanger. On évite les descriptions en apesanteur et assommantes, on en gagne en concret, vécu, dans une forme fondamentalement éclatée, au fil de la plume. Il nous avait raconté ne pas trop planifié en écriture, sinon une belle partie du plaisir s’en irait avec la contrainte.
Ça réfléchit puissamment en tout cas, en forme de grosses punchlines, et cet esprit original, fort sur le paradoxe, le dérivé, que les auditeurs de France Culture, ou les spectateurs de Clique, ont expérimenté. Surtout, ce passage par le matériau vil - ici le pompier Nicolas Poussin -, dans une approche très alchimique ou benjaminienne, pour en extraire l’or des philosophes. Le peintre du temps de Louis XIII, c’est son baroque français.
Et cette chasse aux faux-semblants de tous les idéalistes repentis, mais jamais guéris : « L'art étant la pleine et lucide excavation de nos déterminants sociaux - le seul ciel des artistes. »
Pour emprunter un vocabulaire philosophique, la fausse liberté du peintre, ce serait celle du concept, le concept qui peut associer ensemble à peu près tout ce que l'on veut, le concept qui est principe de libre association des formes, et l'exutoire du peintre débutant, émerveillé de pouvoir à peu près tout faire - jusqu'à l'horreur esthétique absolue du tableau de Frenhofer - quand l'Idée, unique, orgueilleuse et jalouse, ne peut trouver à se dire que d'une seule manière, qui exclut toutes les autres.
À LIRE - Aurélien Bellanger : Walter Benjamin c’est moi (et le XXe siècle)
Tous les rêveurs de la classe moyenne s’identifieront aisément, ceux qui ont expérimenté les années 2000 de Catherine M., Fabien Barthès et les Linkup, et les platoniciens. Les autres apprécieront une belle franchise.
Par Hocine Bouhadjera
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