Du Soudan nous parvient l’écho d’une énième guerre civile. L’un des plus importants écrivains africains, Tayeb Salih, nous en rapporte la seule magie. Moheymid, parti à la capitale Khartoum devenir instituteur, rentre dans son village de Wad Hamid, au bord du Nil. Il y retrouve les anciens qui se chambrent et racontent des histoires jusqu’au bout de la nuit… Là-bas, rien n’a changé depuis le ciel des rois païens ou de Muhammad Al-Mahdi.
Le 01/08/2023 à 12:46 par Hocine Bouhadjera
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« Enlevez tout, il en restera toujours quelque chose. » Marc-Édouard Nabe, Je suis mort (Gallimard).
« Je veux revenir au passé, aux jours où les hommes étaient les hommes et le temps était temps. » Voici comment Moheymid justifia le choix de se mettre en retraite anticipée, afin de rejoindre le village de sa jeunesse : « Labourer et cultiver la terre, regarder le ciel, boire l’eau à la cruche, manger ma tranche de pain avec l’okra vert », pas plus.
Il y retrouve le vieux tigre Mahjoub, Said le hibou, Wad Halîma, Mukhtar Wad Hasab Rasoul, Maryam, « maigre comme une sauterelle », qui s’habillait en homme pour aller à l’école… Il y a ceux qui se rendent à la Mosquée et ceux qui n’y mettent jamais les pieds : l’islam y est soufi, qui professe un lien direct entre Dieu et le croyant grâce à l’ascèse et à la méditation.
L’abondance ne nous tourne pas la tête et la pénurie ne nous inquiète pas. Le chemin de notre vie est dessiné et connu depuis le berceau jusqu’à notre tombe. Nous sommes gens de paix en temps de paix, gens de colère en temps de colère. Celui qui ne nous connaît pas peut nous prendre pour des faibles et croire qu’un souffle du vent nous fera tomber, mais en réalité nous sommes comme le haraz qui pousse au milieu des champs.
Au fil du récit, chacun se raconte au curieux Moheymid, « qui a une nature qui permet qu’on te dise des choses qu’on ne dirait à personne ». Il semble recueillir ses paroles avant qu’elles ne disparaissent à jamais : le chétif Wad Halîma conte le jour où il vaincu le vaillant Mukhtar Wad Hasab Rasoul à coup de fouet, le moqué Saïd comment il devint finalement un homme respectable de Wad Hamid, et épousa la fille d’un notable ; un troisième comment il bavarde régulièrement avec une femme qui sort de l’eau…
L’atmosphère rendue par Tayeb Salih nous ferait douter de l’époque dans laquelle se déroule ce récit, si une révolte ne nous la replaçait pas dans son temps : la jeunesse et ses alliées, menées par le malicieux Tureyfi, mettent en cause le chef du village (Omdeh) : le vieux Mahjoub, avec derrière lui sa bande. Les mots sont durs contre les anciens durant la veillée, l’autorité change de main. Plus tard cette même nuit, on se retrouve, et la discussion continue. Tureyfi (se) défend : « Mes principes sont d’extraire ce village du gouffre du sous-développement et de l’arriération. Il faut prendre en marche le train de la civilisation. »
L’ancienne génération est dépassée : face au cinéma, la radio, les syndicats… la palabre sous un arbre comme du temps de Saint-Louis.
Au centre de ce roman du rêve éveillé, le fantôme de Bandarchâh : 11 fils et un petit-fils devenu son « ombre sur terre » : « Peut être que cette histoire n’avait jamais eu lieu, ou alors s’était-elle déroulée à une époque révolue où tout était possible — les désastres comme les miracles. »
Est-ce Issa, « tissé d’une autre trame et qui ressemblait à personne », au visage noir comme sa mère et aux yeux vert comme son père, mystérieux homme craché par le Nil, passé tel un rêve comme s’il n’avait jamais existé, et finalement ravalé par les eaux ? Serait-il un roi chrétien de l’ancien royaume de Nubie qui s’étendait de la région de Manasir au sud, jusqu’aux frontières de l’Égypte au nord, avec Wad Hamid comme capitale ? Un roi du royaume de Sennar ? Un Éthiopien du temps du roi rastafari, Hailé Sélassié ? Chaque chroniqueur sa version, comme chaque Athénien avait son mythe à partager à l’assemblée. On se raconte ses rêves, ses visions…
Crains Dieu, Mahjoub. Le nom avait commencé à émerger et devait continuer à apparaître, de temps à autre, et sans avertissement, jusqu’au jour où les choses se préciseraient dans leur réalité, si toutefois la réalité existait. Sinon, il disparaîtrait comme il était venu, passant de ténèbres à ténèbres.
Sous ce personnage de Bandarchâh, c’est tout ce territoire à l’histoire millénaire : du royaume de Koush, en empruntant celui de Méroé, les autorités égypto-ottomanes, britannique, et finalement l’indépendance douloureuse aux fractures ethnico-religieuses...
Affaires de besogneux, quand la belle part de la littérature du continent africain agite son « réalisme magique », constitutif d’un certain âge de tous les bleds du monde, de l’immense Ahmadou Kourouma et son prodigieux Soleils des indépendances, jusqu’au Prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr. Tayeb Salih, avec sensibilité et finesse, fait jaillir la source de son arrière-pays, entre acceptation orientale sous ce soleil qui tape, et amour de l’image féconde, de la juste parole, de la langue inventive, fleurie, toujours sous le regard de Dieu vivant, surtout dans le silence merveilleux de la nuit.
À Wad Hamid, on marche sur du sable brûlant ou froid, et le bleu de l’eau scintille en miroitant un ciel blanc, de quoi donner la berlue comme dirait Céline… Le soir, le Nil est un fleuve « qui coule de la lune ». On prend des coups de fouet durant les mariages pour montrer sa valeur, et comme du temps de Hésiode, on pleure à chaudes larmes lorsqu’un membre de la communauté disparaît : « Cette nuit, tout vieillard est jeune, tout jeune homme est amoureux, toute femme est une amante, et tout homme est Abou Zeyd el-Hilâli. En cette nuit, toute chose est vivante. »
Un roman profondément nostalgique sur le temps qui est passé et dont on se remémore, entre joie et regret, et une conscience de s’inscrire dans une continuité millénaire : « Le fils d’Adam, s’il quitte le monde en possédant la confiance d’une seule personne, peut s’estimer gagnant. »
Toute l’œuvre de Tayeb Salih ne parle que du Nil magique, des villages du Soudan du Nord, du retour au pays, et des villageois de sa terre. Lui-même vient d’un village du nord, né en 1929. La providence lui permit de poursuivre des études. Il quitte son Soudan pour la Grande-Bretagne où il travaille à la BBC, puis à l’Unesco, avant de rentrer dans son pays et de s'en faire chasser par la tyrannie. Le Soleils des indépendances soudanais, c’est sa Saison de la migration vers le Nord, paru en 1966, aujourd’hui grand classique de la littérature arabe post-colonisation. Bandarchâh est paru en 1971.
Tous ses titres ont été édités en France dans la maison de la littérature arabe, Sindbad, crée par Pierre Bernard, à présent collection d’Actes Sud dirigée par le Franco-Syrien Farouk Mardam-Bey.
Tayeb Salih, c’est enfin l’important écrivain d’un État dont on évoque ici l’existence que pour en relater les souffrances. L’indépendance du Soudan advient en 1956, avec immédiatement un premier conflit dans le sud, composé de 15 à 20 % de chrétiens et d’une majorité d’animistes, quand le nord est arabo-musulman. En jeu, le pétrole du sud.
Une nouvelle guerre civile entre le nord et le sud fait au moins 2 millions de morts entre 1983 et 2002, avec finalement un accord de paix en 2005 sous la houlette des Américains. 6 ans plus tard, le Soudan du Sud est indépendant, après un référendum qui donnait le oui à 98 %.
Une partition, la fin du terrible conflit au Darfour qui a mis le Soudan au ban de la « communauté internationale », et la chute d’Omar El Béchir en 2019 après 30 ans de règne. Depuis avril, les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo s’opposent à l’armée du général Abdel Fattah al-Burhane pour la répartition du pouvoir. Dans le sud, des communautés s’affrontent toujours, avec enlèvements des femmes et des enfants, exactions…
Il y a la grande histoire et la petite Wad Hamid, comme il y a la science et la littérature. À ce propos, Roland Barthes disait : « La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. » Un classique à découvrir.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 12/10/2022
224 pages
Actes Sud Editions
22,80 €
Paru le 01/11/2006
171 pages
Actes Sud
7,10 €
Paru le 12/02/2014
150 pages
Actes Sud Editions
7,50 €
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