À l'occasion des 150 ans de la naissance de l'important Karl Kraus, les éditions de l'Herne rééditent leur numéro 28 de 1974, dirigé par l'essayiste et traductrice disparue en 2022, Eliane Kaufholz. La citation mise en exergue dans le bandeau de ce riche ouvrage rend bien compte de la puissance krausienne : « La tragédie tire son origine du refus d'obtempérer. »
Le 27/03/2024 à 17:22 par Hocine Bouhadjera
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27/03/2024 à 17:22
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Ce juif rebelle est très fort, polémique, furieux, et possède une belle place dans le panthéon des punchliners avec Nietzsche, Oscar Wilde, Sacha Guitry, Baudelaire, Cioran ou Paul Valéry.
Quelques-uns de ses aphorismes - difficile de choisir -, repris par cette édition : « Une vérité nouvelle doit être exprimée sous une forme telle que les moineaux aient l'air d'avoir oublié de la crier sous les toits. » « Un bon écrivain doit éprouver en travaillant le plaisir de Narcisse. Il lui faut pouvoir contempler son œuvre si objectivement qu'il se surprenne à ressentir un mouvement d'envie et que seule sa mémoire lui dise qu'après tout, il en est l’auteur. Bref, il doit garder cette objectivité suprême que le monde appelle vanité. » « La femme est associée par son sexe à toutes les affaires que l'on traite en ce monde. Parfois même à l'amour. »
Mais aussi : « Ce qui rend le chauvinisme antipathique, ce n'est pas tant son aversion pour les autres nations que l'amour qu'il porte à la sienne. » « Le philistin s'ennuie et recherche les choses qui ne l'ennuient pas. L'artiste, les choses l'ennuient, mais il ne s'ennuie pas. » Ou encore : « Il y a deux sortes d'écrivains, ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas. Ceux chez qui forme et contenu ne font qu'un, comme le corps et l'âme. Et ceux chez qui forme et contenu vont ensemble, comme le vêtement et le corps. »
La plume la plus acérée de la Vienne de « l'Apocalypse joyeuse » : journaliste, satiriste, et critique impitoyable de la société de son temps. Sa peinture chirurgicale des travers de ses contemporains porte une dimension intempestive. De son temps du Linguistic Turn (« La langue est la mère, non la fille de la pensée »), l'intérêt de Kraus pour la façon dont le langage façonne la réalité sociale et politique, se manifeste dans sa dissection des clichés, des slogans et de la rhétorique creuse.
Sa critique ne se limite pas à dénoncer le contenu médiatique de son temps, mais s'étend à une analyse des structures langagières elles-mêmes comme outils de manipulation.
Dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau) - où Kraus fut longtemps l'éditeur, le principal rédacteur et pendant de longues périodes, l'unique contributeur -, mais aussi dans son œuvre la plus célèbre, Les Derniers Jours de l'humanité, où il se sert du théâtre comme d'un espace où les langages et les discours sociaux se rencontrent et se confrontent.
Dans ce drame en cinq actes des absurdités et horreurs de la Première Guerre mondiale, se reflète tout son profond désenchantement face à l'humanité, le reliant à la droite philosophique (pas d'affaires, encore moins moralisatrice), avant tout pessimiste : Walter Benjamin parla d'un « étrange mélange de théorie réactionnaire et de praxis révolutionnaire », comme d'un « rare dévouement à son poste pour défendre des causes pourtant perdues ».
Son froid courroux le plus terrible est tourné vers la presse. Sa revue est notamment devenue célèbre pour ses longs essais analytiques dans lesquels il déconstruisait le langage de la presse et autres institutions, pour révéler leur contribution à la décadence culturelle et la guerre.
Il expliquait que la presse ne remplit pas simplement un rôle informatif, mais exerce plutôt une influence formatrice sur notre perception de la réalité. Elle sculpte notre compréhension du monde et façonne la manière dont nous interprétons les structures sociales et culturelles. Cette capacité à modeler nos cadres de référence et nos perspectives révèle sa puissance considérable en tant qu'architecte de notre vision collective du monde.
Ce Cahier de L'Herne rassemble témoignages et analyses qui, par leur propos souvent contradictoire et parfois controversé, reflètent fidèlement le caractère de son sujet.
Ces contributions d'hier ne cherchent pas tant à célébrer sa mémoire qu'à offrir aux lecteurs francophones un aperçu de l'évolution de la perception de Karl Kraus il y a plusieurs décennies. Parmi les participants : Hermann Broch, Sigmund Freud, Lucien Goldmann, Max Horkheimer, Georg Lukacs, Thomas Mann, Walter Benjamin, Stefan Zweig... Du très beau monde...
Des papiers savants sur cet isolé et ses contemporains aussi : Georg Trakl, Bertolt Brecht, son imprimeur... Et le plus important, des textes de l'enfant de l’Empire austro-hongrois, de Morale et criminalité, en passant par August Strindberg et Heinrich Heine, jusqu'à un passage de son texte le plus fameux, et un Oiseau qui souille son propre nid.
Cet ouvrage s'était voulu une introduction à l'œuvre d'un écrivain alors peu connu en France et, à travers ses écrits, un voyage à la découverte d'une époque.
Pour Robert Musil, « Il est des choses contre lesquelles on ne peut lutter parce qu'elles durent trop, quelles sont trop importantes, sans commencement ni fin : Karl Kraus et la psychanalyse ». Difficile de dire s'il s'agit ici d'un compliment ou d'une crotte de nez...
Depuis plus de soixante ans, L'Herne se distingue dans le paysage éditorial par sa publication de monographies critiques, aux formats uniques en leur genre, d'auteurs régulièrement en marge des tendances dominantes.
Initiés dans les années 60 par l'auteur et éditeur Dominique de Roux et un mystérieux Georges Bez, ces cahiers visent à compiler une variété de matériaux — inédits, gloses, témoignages — autour d'une figure.
Rapidement, la collection prend un tournant international, reflet de l'insatisfaction de Dominique de Roux envers l'égocentrisme littéraire français, et son désir de valoriser des voix marginalisées par l'idéologie, comme ce junky de William Burroughs, l'ancien écrivain de seconde zone devenu maître de l'angoisse, H.P. Lovecraft, ou le poète Ezra Pound.
L'Herne est dirigée par Laurence Tacou depuis 2001, qui a ouvert à des philosophes et écrivains contemporains, des importants Houellebecq, Ernaux et Modiano, au navrant Onfray. Et tant mieux : les Cahiers de l'Herne se caractérisent par cette ouverture intellectuelle proche de la philosophie anarchiste.
L'éditrice et journaliste a élargi son horizon avec les collections Carnets de L'Herne et Essais, et plus récemment Cave Canem, dédiée aux voix dissidentes. Une de ces maisons sacerdoces.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 24/04/2024
232 pages
L'Herne
33,00 €
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