ROMAN FRANCOPHONE - Le soleil, c'est celui de la Provence où évoluent deux seniors infiniment sympathiques. La volonté de bien y vivre le temps qu’il leur reste les anime, au son du chant des cigales et du jazz qui swingue et qui envoûte. Tout cela fait diablement penser à quelqu’un… Pour son sixième ouvrage, Guy Marchand nous livre un joli opuscule d’à peine une petite centaine de pages mais qui nous entraîne sur des routes et des champs qui font rêver, et des péripéties que nous aimons de suivre…
Le cadre enchanteur est celui de la Provence où il demeure dorénavant après une bonne partie de sa vie passée dans la Ville Lumière, qui brille aujourd’hui avec moins d’éclat.
L’auteur a imaginé deux amis qui sont les héros vieillissants de son histoire : Émile, un ex-légionnaire, et Albert, un médecin à la retraite. Ils coulent des jours paisibles dans cette contrée qui inspira tant d’auteurs, de Shakespeare à Jean Giono (qui certes ne voulait pas d’une étiquette régionaliste) à l’Anglais Peter Mayle qui connut un phénoménal succès d’édition avec son Une année en Provence (1993). Dans Garçon, un pastis et un peu moins de vent, nos deux compères qui sont destinés comme tous à finir comme résidants perpétuels au boulevard des Allongés décident tout bêtement de se dédier à de belles actions pour embellir les dernières encablures de leur parcours.
Ils convainquent un vieux paysan du cru, Grégoire, une éponge à pastis, d’enfin se faire opérer d’une prostate fort mal au point et…contraignante, et l’aident très concrètement. Puis ils s’occupent d’une patiente d’Albert, le médecin retraité qui parfois donne encore des consultations gratuites. Il diagnostique un mal-être spécifique chez cette Simone, une ancienne institutrice qui a trois tentatives de suicide - ou appels à l’aide ? - à son actif…ou passif. Elle est en grave surpoids et Albert diagnostique son mal : aucun homme ne veut d’elle !
Et là Guy Marchand se moque du politiquement correct pour notre plus grand plaisir. Et de celui de la dame dolente en grand manque affectif et sexuel. Les deux hommes l’invitent dans la grande maison d’Albert et à l’issue d’une soirée où l’ambiance évoque «la séduction des années 1950 dans des clubs stéréo ringards, propices à des rencontres aussi futiles qu’inoubliables», Émile-Albert s’étant éclipsé à dessein - finit…avec l’aide d’une petite pilule bleue, de s’occuper, lors d’une nuit de délivrance pour elle, de la dame surdimensionnée mais dont il s’aperçoit de la grande beauté du visage. Tout se passe tendrement et parfaitement, la pilule bleue a fait son effet.
Vous trouvez cela vulgaire, sordide ? Alors votre GPS mental vous trompe, cher lecteur ou chère lectrice. Rien de bas ni de triste ici… Tout au contraire.
Simone - la dame obèse mais pleine de charme, au beau visage - au matin de cette belle nuit, « ouvrit ses beaux yeux noirs pour se mettre à rire doucement ». Et au-dehors, en écho à la belle dilatation des corps et esprits de ces deux personnes qui après un petit effort se sont trouvées, comme une belle rosée du matin saluant le jour qui vient après une nuit blanche et chaude…
« Dans le champ en face, les tournesols de Vincent suivaient le soleil et les regardaient avec étonnement et bienveillance. Toute la campagne jouait quelque chose comme du Brahms, même les corbeaux sur la petite route se déhanchaient comme des chanteurs de charme. Et leurs déhanchements n’étaient plus aussi moqueurs. »
Et ensuite nos deux excentriques craquants Albert et Émile continuent à répandre du bien, un peu comme le geste auguste du semeur d’autrefois, qui semait ses graines sur les terres qu’il rendait nourricières. Ils jouent un tour pendable au mari violent et alcoolique d’une autre patiente de ce médecin retraité, plus sur le papier que dans les faits, semble-t-il. Albert, dont la vieille bâtisse est grande et accueillante, héberge un temps cette Mme Rodriguez, une femme battue et meurtrie. Cette victime d’une fausse virilité toxique et abusive - voire fictive et compensée de la pire façon - et ses enfants deviennent les hôtes d’Albert, après avoir joué un tour pendable (que je ne décris pas ici) au raté qui fait payer au prix fort à sa famille l’enfer de sa propre médiocrité, en un cercle vicieux infernal.
Un échec total qui est à l’opposé exact de la belle vie de nos deux amis et des êtres qu’ils aident et secourent, dans le culte de l’amitié désintéressée qui est une simple mais essentielle ouverture à la vraie vie. Cela se manifeste encore par leur prise en charge d’une autre patiente -encore -de ce drôle de toubib retraité : Albert. Mireille, une jeune péripatéticienne - l’auteur tient à ce terme gentiment désuet -, victime d’un début de cancer de l’utérus. Qui se fait opérer avec succès, grâce à leur aide bienveillante, une fois de plus. Lorsqu’un mac vient « prendre des nouvelles » de « son amie », le montant de la transaction proposée par le triste sire - 100 000 euros – pour la leur laisser - ou vendre - est d’autorité divisé par cinq par les vrais amis de Mireille…qui - je précise - n’en deviennent ni de nouveaux macs, ni des clients… Et qui réussissent à éloigner le «hareng» -synonyme de «maquereau» semble-t-il ! Un maquereau de faible acabit sans doute…et tant mieux. Un sous-caïd, un cave qui se la joue mais qui ressemble à un risible trou de gruyère se prenant pour un fromage de belle composition…dans ses rêves. Les deux potes ont le dessus. Ils tirent Mireille la petite prostituée souffrante de son environnement négatif, l’aident à se soigner mais sans ambiguïté aucune.
Sans arrière-pensée.
Certes cela paraît presque trop beau pour être vrai mais ce récit est mi-réaliste, mi-onirique. Une sorte de fantaisie qui permet à Guy Marchand de distiller ses idées, son regard tour à tour tendre, ironique, perplexe, étonné, acéré, poétique sur le monde via ses deux personnages. Émile - qui roule dans une vieille Chevrolet des années cinquante comme l’auteur - est son deuxième prénom et un des albums de Marchand (2005) s’appelle Emilio. Le roman foisonne de réflexions où l’auteur, tel un ventriloque littéraire, s’exprime à travers son héros. Voire les deux, pour une rare allusion politique : « La droite les dégoûtait à force d’égoïsme et la gauche les ennuyait vertigineusement. » Une anti-profession de foi politique à peine extrapolée d’une phrase littérale de Guy Marchand, répétée quelquefois en interview depuis très longtemps. « La droite me dégoûte et la gauche m’ennuie. »
De quoi désespérer toutes les attachées de presse mais Guy Marchand est un pur-sang que nul licol social n’attache jamais : il fait ce qu’il aime, agit comme il veut, et dit et écrit ce qu’il pense. Ce qui va plus loin que d’écrire le plus beau poème ou l’essai le plus enflammé sur la liberté : la vivre au quotidien, tout simplement et essentiellement. En montrant l’exemple, tout bêtement. Ou intelligemment. Si Émile a assisté à la scène horrible d’une tonte de femmes à la Libération sur la place Armand-Carrel, quiconque connaît Guy Marchand sait que c’est bien lui qui se souvient, une fois de plus… Cet épisode inspira même le titre de son tout premier livre Le Guignol des Buttes-Chaumont (Michel Lafon, 2007). C’est en sortant d’un spectacle de Guignol qu’il était allé voir avec sa mère, tout près de là, que le garçonnet Guy Marchand assista à cette scène abjecte qui le marqua pour toujours. Et qui l’aida à ne jamais devenir un macho tout en étant un homme digne de ce nom.
Une très forte personnalité et un personnage atypique, étonnant, aussi éloigné de la mièvrerie que de la brutalité, le curseur à la juste place. Avec une créativité d’artiste jaillissant dans divers domaines. Un homme parfois honteux d’appartenir au genre qui peut se comporter si mal avec les femmes, depuis cette scène qui l’a marqué au fer rouge…
Pour en revenir à son dernier livre en date, on apprécie intensément les nombreuses digressions qui font mouche, pertinentes et frappantes, souvent d’une captivante poésie. Elles sont un contrepoint essentiel de l’intrigue mince mais efficace de bout en bout. Émile pense à Van Gogh peignant dans son champ et de là, sa pensée vagabonde, il extrapole…
« Que faisait-on sur cette terre, sinon chercher cette lumière de toutes les façons possibles, trouver une direction à sa vie, sa pauvre vie, le bout d’un tunnel dans les ténèbres, pour sortir en plein champ de tournesols, dans un champ aux multiples soleils ? »
Il émaille son roman de références qui correspondent aux Trente Glorieuses : entre autres les Trenet, et fatalement Pagnol et Raimu, voire ce chef d’orchestre si populaire autrefois, que jamais plus on ne diffuse mais qu’un Guy Marchand écoute encore dans la vraie vie, dans son univers à lui : Ray Conniff.
Je termine cette critique avec une belle description - choisie arbitrairement parmi tant d’autres, comme un amuse-gueule potentiel d’un festin de l’esprit - où Guy Marchand, qui est un vrai et un grand écrivain arpentant des chemins de traverse en nous laissant ses touches impressionnistes, se révèle inspiré par la fin d’une averse, en ce si bel endroit de France.
« Et puis ça s’est arrêté et les champs ont fumé comme une soupe au pistou. Les pies se sont secouées comme des jeunes filles ébouriffées, les ruisseaux ont refait du Debussy, les draps qu’on n’avait pas rentrés avaient été relavés à l’eau de pluie et le soleil déjà chaud commençait à les sécher. Ils sentiraient le soleil et le bonheur. »
Comme ce livre et comme d’innombrables chansons de cet artiste exceptionnel : Guy Marchand.
Cinq ans après son précédent album, Folk You (Cila éditions, 2005), peu référencé sur le web, l’artiste nous revient avec un nouvel album : Né à Belleville.
Si la Provence est son présent, Guy Marchand nous régale de ses souvenirs et fantasmes, de ses tropismes de toujours liés à Paris et à ses jeunes années. Le compositeur et multi-instrumentiste de très haut niveau Ludovic Beier est à la base de cette formidable renaissance musicale à laquelle on ne croyait pas nécessairement, l’album précédent étant passé tristement inaperçu alors que Guy Marchand, tout octogénaire qu’il soit, poursuit encore une remarquable carrière d’acteur.
Mais si ses rôles le font vivre aujourd’hui, la Musique est sa vraie passion artistique, avec l’écriture - des chansons aux livres.
Né à Belleville fait écho à une tendance initiée avec fracas dans le dernier album que le crooner livra le siècle précédent : l’exceptionnel Nostalgitan (1998), un fleuron absolu de sa riche et beaucoup trop méconnue discographie pour mélomanes, pour esthètes, pour connaisseurs… et bien entendu, pour ces dames d’abord ! Le moteur de Guy Marchand depuis et pour toujours. Et par la suite, en ce nouveau siècle, Marchand n’a plus accordé la moindre concession commerciale comme il a pu en concéder de temps à autre lors de ses années Barclay - splendides par ailleurs.
On ne sait pas assez qu’avant les diverses associations plus ou moins étroites de la chanson avec le jazz manouche - Sanseverino, les Triplettes de… Belleville et M avec à la guitare Thomas Dutronc, Thomas Dutronc bien entendu et dans une certaine mesure Jil Caplan avec le cador Romane -soit rien que du bon, du lourd - donc avant tous ces artistes de très grand calibre, c’est Marchand qui en premier et avec le directeur artistique Jean Fredenucci s’engouffra dans cette magnifique direction musicale avec ce Nostalgitan et des concerts inoubliables, du Bataclan au théâtre 140 de Bruxelles.
Souvent, Guy Marchand évoque « les musiciens que j’accompagne » et à cet égard sa collaboration avec le grandissime Astor Piazzolla fut marquante.
En 2020, il définit Ludovic Beier comme « son nouveau Astor Piazzolla » avec des comparses totalement à la hauteur. Rien que de nouvelles chansons écrites par le chanteur et composées d’abord par son nouveau partenaire Ludovic Beier, parfois avec une troisième plume.
Le registre : capiteux, doux, charmeur, poétique, forcément parfois un peu nostalgique et mélancolique mais légèrement, sans pathos. En prenant de l’âge et depuis longtemps, il veut toujours se dépouiller du superflu et ne se consacrer qu’à l’essentiel.
Dans Belleville - les parties de guitare manouche sur ce titre assurées par Samson Schmitt - il se souvient sur un rythme allègre de ses émois cinématographiques…
« Trop petit pour Ava Gardner
Trop petit pour Lana Turner »
Éternel Amant est une valse langoureuse avec un beau solo d’accordéon de Beier. Les Glamours est un cri du cœur, un cœur qui se plonge dans les souvenirs qui trouveront une grande caisse de résonance chez beaucoup en évoquant des grands noms disparus.
« Bacall s’est fait la malle
Clark a claqué du côté cœur
Gabin est mort
Même Salvador »
On peut s’amuser à trouver l’un ou l’autre fil rouge de l’artiste dans cet album : le solo d’accordina de Beier dans Sois Cool - l’accordéon du pauvre, au look qui ressemble un peu au « melodica » des cours de musique de notre enfance en Belgique (oubli des Robert et Larousse, passons !). À un moment, jolie citation par Beier du légendaire solo de bandonéon d’Astor Piazzolla dans Moi Je Suis Tango ! On note l’échange scat de Guy Marchand - guitare dans 75.
Mais pour ces correspondances passé-présent, la cerise rouge vif sur le gâteau onctueux revient à la dernière chanson de cet album : Chanteur de Charme. Qui fait penser certains - et certaines – à sa chanson (1965) Le Chanteur De Charme, extraite de son premier 45 tours dit EP - extended play quatre titres avec le tube totalement inattendu La Passionnata qui le propulsa d’emblée vers la gloire. Dans Le Chanteur De Charme, le vocaliste qui passe son baptême du feu explique qu’il aurait voulu être un chanteur de charme mais qu’il ne sait faire que des onomatopées, le rythme le rattrape ! Avec dans ce titre ancien mais savoureux son petit clin d’œil à Louis Prima, le chanteur de rythme déchaîné en terre des crooners, Sinatra et Dean Martin en tête : Las Vegas. Il le chanta autrefois en duo avec Aznavour (Top À Charles Aznavour, ORTF 2 à l’époque, 23-2-1974). Avec Chanteur de Charme, il fait le bilan. Bien soutenu notamment par Christophe Cravero au violon, et un beau solo d’accordina par Ludovic Beier. Un son voisin de celui de l’harmonica du grand Belge Toots Thielemans, qui situait sa musique « entre le rire et les larmes ». C’est bien cela ici…
Il est bien un chanteur de charme qui ne croonera pas éternellement ; il fait même allusion à un titre d’album L’Homme Qui Murmure à L’Oreille des Femmes (2000).
« Il ne restera rien de moi
Au loin que l’écho d’une voix
Comme la musique d’ascenseur
D’un vieux crooner »
Et dans une interview récente, il a déclaré : « La mort est une femme. J’ai flirté toute ma vie avec elle, maintenant il va falloir coucher avec. »
Enfin pas de noires pensées : il y a déjà vingt ans, le chanteur publiait un album intitulé Demain J’Arrête… ! Et lorsque nous serons enfin délivrés avec un permis de vie normale, des concerts sont d’ores et déjà prévus ! La voix aujourd’hui plus patinée que jadis déploiera encore et toujours son charme qui fera monter son public dans l’ascenseur ou le tapis volant qui nous entraînera loin et haut. Avec le maître enchanteur, Guy Marchand et ses excellents acolytes.
Christian Nauwelaers
Guy Marchand - Garçon, un pastis et un peu moins de vent - Éditions Écriture – 9782359053050 – 12 €
Guy Marchand - Né à Belleville - ArtMada Pias
Paru le 09/10/2019
97 pages
L'Archipel
12,00 €
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