ESSAI - Depuis l’Antiquité, l’esclavage est une réalité tragique voire épouvantable qui a fait tache sur la grande Histoire de l’humanité, dans bien des civilisations et sous la plupart des latitudes, à diverses époques. Mais la traite négrière atlantique est sans doute celle qui est la mieux documentée, et ses conséquences se sont prolongées bien au-delà de son abolition américaine, le 18 décembre 1865.
Le 15/12/2020 à 09:41 par Auteur invité
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Publié le :
15/12/2020 à 09:41
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Aujourd’hui encore, ces centaines d’années de privation de liberté, de travail forcé et de mauvais traitements infligés à des millions d’êtres humains arrachés à leurs terres natales sont comme une blessure profonde, quasi inguérissable peut-être dans l’âme noire afro-américaine.
Mais au cœur de leur malheur de damnés de la terre - l’expression est un peu cliché mais nullement exagérée dans ce cas je pense - leur résilience, leur résistance se sont concrétisées non seulement par des révoltes et des fuites d’évadés - parfois rattrapés pour subir le pire - mais au quotidien, ces gens privés de tout se sont exprimés par des chants et des danses.
Qui leur permettaient de faire corps, de bâtir une identité commune.
Dès les années 1830 - il est certes difficile de pointer une année exacte - de tels chants étaient audibles, sur les bateaux négriers et dans les plantations de sucre ou de coton.
Lors de la guerre de Sécession, qui se solda par la victoire des Républicains qui, via leur Président Abraham Lincoln, abolirent l’esclavage, des soldats abolitionnistes et des chercheurs se mirent avec une remarquable prescience à la recherche de ces chants et de ces musiques.
Après quelques travaux préliminaires importants mentionnés dans l’introduction de ce livre, un premier ouvrage de référence fut publié en 1967 à New York aux éditions A .Simpson : Slave Songs Of The United States.
Avant d’autres éditions ultérieures, bien entendu.
Et les auteurs sont trois ethnomusicologues, une Blanche et deux Blancs : Lucy McKim Garrison, William Francis Allen, Charles Pickard Ware.
En 2015, ce livre fondateur dans l’histoire de la musique populaire américaine - puisqu’il s’agit vraiment des racines, côté noir - a enfin été traduit en français par Francis Daubas, avec une préface du docteur en musicologie Frank Ferraty, aux éditions de Saint-Amans.
Il s’agit des retranscriptions de 136 chansons et thèmes dont les auteurs seront à jamais inconnus…
Mais une longue introduction signée par les trois ethnomusicologues explique toute la genèse de ce travail de recherche qui concerne en majorité la région de Port Royal : une mission éducative avait déjà arpenté les îles de Port Royal en 1861.
Le résultat est apparu après des années de collectes de chants et des retranscriptions qui posèrent de nombreux défis sur le plan technique, ce qui est expliqué dans l’introduction.
Les chants sont classifiés suivant leur origine géographique : les États esclavagistes du Sud-Est (Caroline du Sud, Géorgie et les Sea Islands), les États esclavagistes de la côte Nord-Est (Delaware, Maryland, Virginie et Caroline du Nord), les États esclavagistes de l’intérieur (Tennessee, Arkansas et Vallée du Mississippi) et les États du Golfe (Floride et Louisiane).
Les difficultés pour retranscrire ces chants qui exprimaient tantôt une ferveur religieuse (beaucoup moins pour la dernière catégorie de la Floride et Louisiane), tantôt un désir brûlant de liberté ô combien compréhensible, étaient importantes.
Miss McKim écrit par exemple : « Il est difficile d’exprimer toutes les caractéristiques de ces negro spirituals avec de simples notes de musique ou symboles musicaux. Les structures vocales particulières provenant de la gorge, et les curieux effets rythmiques produits par des voix individuelles qui font chorus à intervalles différents de façon irrégulière semblent aussi impossibles à placer sur une partition que le chant des oiseaux ou les tons d’une harpe éolienne. »
Ce qui est remarquable, c’est la reconnaissance unanime des qualités rythmique et mélodique de tous ces airs, même simples mais qui pour certains furent introduits plus tard dans ce qu’on appelle la haute culture et la culture populaire : après toute la grande vague des minstrels et leur blackface au sujet duquel il y aurait beaucoup à écrire, il y eut le vaudeville, le cinéma naissant, l’opéra et évidemment les musiques populaires à commencer par le negro spiritual, le gospel, le blues et - pour paraphraser le grand Nougaro, fou de musique noire qu’il a si bien adaptée et infusée dans son art : Sa Majesté le Jazz, bien évidemment !
Et tout ce qui a suivi…
Pour terminer cette chronique qui malgré sa longueur ne peut rendre justice à un thème aussi vaste, on mentionnera quelques airs créés par des inconnus de talent que l’histoire cruelle et injuste a privé de nom à jamais.
De nombreux airs ont été créés dans les plantations de sucre ou de coton où les esclaves s’affairaient en tentant d’éviter les coups de fouet que les récalcitrants ou les fuyards malheureux devaient endurer…
Des horreurs épouvantables furent commises sur les - ou certains - bateaux négriers : on a découvert dans des épaves un appareil horrifiant appelé « extracteur de dents ».
Explication : quand un malheureux faisait la grève de la faim, ne supportant plus son sort, les négriers leur arrachaient les dents pour les nourrir de force et ne pas perdre le fruit d’une vente, un cadavre ne valant pas un cent…
Mais un morceau devenu très connu ensuite fut créé sur un bateau : Michael Row The Boat Ashore.
Il se fait qu’en 1960 un groupe vocal blanc américain du nom de The Highwaymen - le premier du nom, il y en eut un autre ensuite - obtint un n°1 au hit-parade américain avec son tout premier 45 tours : Michael, au titre raccourci mais il s’agit de ce chant d’esclave marin…
Le disque mentionne le seul nom de Dave Fisher (comme arrangeur), un des Highwaymen qui obtint d’ailleurs un diplôme en ethnomusicologie…et pour la bonne bouche, la face B s’appelle : Santiano !
Air connu chez nous via Hugues Aufray… !
Lorsqu’en 1965 Johnny Hallyday enregistra une version française de Michael, cela devint Pour Nos Joies Et Pour Nos Peines « Hallelujah » par Jean-Jacques Debout avec la simple mention de…
Folklore.
Du « folklore» créé dans les conditions que nous connaissons mieux maintenant, et bien peu soupçonnaient l’origine réelle de ce thème mélodieux.
On s’amusera à reconnaître d’autres créations des esclaves entrées depuis très longtemps au cœur éternel de la musique américaine, avec des titres parfois légèrement modifiés : Rock O’ My Soul, Nobody Knows The Trouble I’ve Had, immortalisé peut-être avant tout par Louis Armstrong sur son LP de 1958 Louis and the Good Book - son retour aux origines alors que le jazz prenait une tout autre tournure avec les Miles, Coltrane et autres.
Par Satchmo, cela devint Nobody Knows The Trouble I’ve Seen avec la simple mention : arrangé et adapté par Sy Oliver…
Aucun créateur originel mentionné… Nobody Knows !
Etc.
Je pourrais m’étendre beaucoup plus mais la place manque.
Des pires souffrances que l’humanité ait pu connaître est née la plus belle des musiques… à laquelle - cela est à noter - même les esclavagistes blancs eux-mêmes étaient souvent sensibles !
Voilà une réalité qui a été maintes fois décrite et qui risque de prendre à rebrousse-poil la sensibilité actuelle.
Au cœur d’une situation injuste au possible, à laquelle maints abolitionnistes blancs également - outre les Noirs - s’opposèrent, le miracle de la musique se créait, comme une sorte de contrepoids, de réponse spontanée à la perversion humaine poussée à ses extrêmes… en parfaite bonne conscience, souvent !
Il faut savoir ce que signifient plus précisément ces mots « traditionnel » ou « folklore » qui qualifient de nombreux thèmes depuis plus d’un siècle, créés par des esclaves auxquels on a tout volé, jusqu’à leur nom.
Mais par leur talent et leur rage de vivre…
Rappel de dates importantes…
La France abolit une première fois l’esclavage le 4 février 1794, puis avec une (lamentable) révocation en 1802, l’abolition française définitive le 27 avril 1848.
La loi Taubira qualifiant la traite d’êtres humains et l’esclavage de crime contre l’humanité date du 21 mai 2001.
Et le 2 décembre est la Journée internationale d’abolition de l’esclavage.
Coïncidence : en 1867 - l’année de parution de ce volume traduit par Francis Daubas - le 23 septembre, naissait John Lomax, un très illustre ethnomusicologue blanc qui recueillit des foules de chants de cow-boys mais également de musique noire, avec son fils Alan, pour cette indispensable institution The Library Of Congress.
Comme un passage de relais…
Il existe de nombreuses sources pour en savoir plus : l’histoire afro-américaine suscite aujourd’hui un intérêt plus fort que jamais, et on s’en réjouira.
Outre la Library Of Congress (notamment), et beaucoup d’autres institutions dédiées à l’histoire afro-américaine en général, un lieu spécifique est dévolu à l’étude de l’histoire de l’esclavage afro-américain aux États-Unis. Le Jim Crow Museum (d’après les lois ségrégationnistes Jim Crow). Avec leur esprit de fonctionnement : « Utiliser des objets d’intolérance pour apprendre la tolérance et promouvoir la justice sociale. »
Un combat qui ne sera jamais terminé…
Christian Nauwelaers
William Francis Allen, Charles Pickard Ware, Lucy McKim Garrison, trad. Francis Daubas - Chants d’esclaves des États-Unis - Éditions de Saint-Amans – 9782359411287 – 19 €
Paru le 01/04/2015
246 pages
Editions de Saint-Amans
19,00 €
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redacxelle
16/12/2020 à 11:00
Pour info, l'association Carpe Diem propose 2 supports pédagogiques intégrant des données sur la musique des esclaves. Un lapbook sur la guerre de Sécession (https://carpediem-education.fr/produit/la-guerre-de-secession/ ) et un autre sur Martin Luther King (https://carpediem-education.fr/produit/le-reve-de-martin-luther-king/) .
NAUWELAERS
17/12/2020 à 22:48
Bonjour,
Merci de votre intérêt.
Je découvre ce soir l'histoire de ce luthier afro-américain du nom de Freeman Vines (Freeman !) qui vit en Caroline du Nord sur une ancienne plantation disparue.
Pour rendre hommage aux esclaves, il construit des guitares avec du bois provenant d'arbres où on pendait des esclaves autrefois !
Il existe un diaporama de cela.
Voyez sur le site de «L'Obs» pour en savoir plus...
Vraiment intéressant.
CHRISTIAN NAUWELAERS
L’homme qui construisait des guitares avec les arbres qui servaient à pendre des esclaves
BELLO Gafar
31/12/2020 à 17:37
Une très bonne initiative à fin de véritable faire ressortir la véritable histoire de l'Afrique qui semble n'avoir jamais existé pour le colonisateur. Bon courage pour les jours avenir.
lovinair
18/10/2023 à 11:44
Bonjour,
Je viens de lire avec intérêt cet article à la plume agréable et au ton respectable. Je voulais vous signaler une erreur de chiffre dans la date indiquée au début de l'article dans cette phrase, je cite :
"Après quelques travaux préliminaires importants mentionnés dans l’introduction de ce livre, un premier ouvrage de référence fut publié en 1967 à New York aux éditions A .Simpson : Slave Songs Of The United States."
La date correcte est 1867. C'est cette page sur l'ouvrage que j'ai lue juste avant la votre, qui m'a permis de "percuter" : https://www.pdinfo.com/pd-music-books/slave-songs-of-the-united-states.php
Je vous le signale pour le sérieux et esprit de justice évidents de votre intéressant et beau site.
Cordialement à vous,
NAUWELAERS
18/10/2023 à 14:04
Bonjour,
Après près de trois ans, ravi que vous ayez lu cet article !
Et merci pour avoir rectifié cette coquille.
Bien à vous.
CHRISTIAN NAUWELAERS