ROMAN FRANCOPHONE - Écrire sur Timothy Grall et son œuvre, le projet a quelque chose d’effrayant. On a tant publié ces dernières années sur le célèbre auteur qu’on voit mal ce que l’on pourrait ajouter qui n’ait déjà été dit et redit. Votre crayon est taillé, vous êtes plein d’idées et de bonnes intentions mais au moment de commettre votre première ligne, sans prévenir, le désarroi vous saisit et les mots de La Bruyère vous reviennent : « Tout est dit et l’on vient trop tard ».
Le 12/10/2020 à 14:47 par Auteur invité
Publié le :
12/10/2020 à 14:47
Et en effet, à quoi bon ce travail supplémentaire, cette redondance, cette pierre ajoutée aux pierres d’un édifice babélien ? Votre pavé mérite-t-il de tomber dans la mare avec plus de fracas qu’un simple caillou ?
Oui, à l’évidence. C’est du moins ce que s’est dit Maxime Desvaux, maître de conférences émérite à l’université Sorbonne Paris IV, en portant à la publication son Essai sur les fondements et les enjeux de L’Œuvre Absente de Timothy Grall. Il faut avouer qu’à première vue, il n’est pas le moins bien placé pour parler de l’œuvre de Grall, lui qui après avoir été son élève à Rennes, a récemment dirigé l’édition critique de ses Carnets (Raison d’être, 2040). À première vue seulement, car comme nombre d’universitaires qui ont côtoyé le grand écrivain, ses analyses souvent pertinentes, parfois brillantes, sont gangrénées par une passion devant laquelle abdique toute rationalité. Ainsi n’a-t-il pas peur, dès la page 13, de comparer Grall à « un Christ incompris » et l’on se demande si le patronyme de Desvaux ne l’avait pas prédestiné à devenir ce fanatique (tempéré, je vous l’accorde, par un prénom remarquable).
Mais j’anticipe. Avant de développer, permettez une élucidation : ni Desvaux ni Grall n’existent. Ils sont le produit de l’imagination de la primo-romancière Tiphaine Le Gall qui livre avec Une Ombre qui marche une œuvre de fiction reprenant les codes et la forme d’un ouvrage universitaire. Le roman se présente ainsi comme une étude écrite par Maxime Desvaux dans les années 2050 et consacrée à L’Œuvre Absente de Timothy Grall, livre révolutionnaire paru en 2029 dont la moindre des particularités n’est pas d’être composé de 283 pages absolument blanches. En six chapitres plus une introduction et une conclusion, Desvaux passe en revue les différents aspects – biographiques, historiques, esthétiques – de cette œuvre hors norme, et tente d’approcher un peu de son mystère. On y retrouve la structure des travaux de critique littéraire, leur langue particulière, les références bibliographiques, les notes de bas de page et jusqu’au paragraphe biographique sur l’auteur – fictif – en fin d’ouvrage.
Ce type de procédé métafictionnel – écrire sur un livre imaginaire – n’est pas sans précédent. Il fait penser au Sartor Resartus de Thomas Carlyle, aux nouvelles de Borges (Pierre Ménard auteur du Quichotte, Examen de l’œuvre d’Herbert Quain) ou encore, plus près de nous, à certains romans d’Éric Chevillard (L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster par exemple). Mais chez Tiphaine Le Gall, la fiction ne se contente pas d’imaginer une œuvre et son commentaire, elle déborde du texte lui-même sur le hors-texte. Le titre, les notes, la bibliographie, la biographie en fin d’ouvrage relèvent de la fiction au même titre que le corps du roman. Tout se passe comme si, selon la méthode parasitaire du bernard-l’hermite, le livre de Maxime Desvaux s’était simplement glissé derrière une couverture qui n’est pas la sienne. Il ne s’agit alors plus seulement d’un livre réel commentant une œuvre fictive, mais d’un livre réel sur un livre fictif commentant une œuvre fictive. Pour résumer : un livre sur un livre sur un livre sur rien.
Et le lecteur de s’interroger : c’est une blague ? En partie. Tiphaine Le Gall s’amuse de cet universitaire passionné dissertant sur les ouvrages du maître, tel le fameux Éthique et Métaphysique du gros orteil droit, ou citant et commentant un extrait de la page 72 de L’Œuvre Absente (qui, de fait, est vide). L’idée même d’écrire plus de 200 pages sur un livre sans aucun mot pourrait relever du canular.
Mais en partie seulement, car l’auteure maîtrise les références qu’elle emploie et les utilise avec un humour qui n’exclut ni la précision, ni la rigueur. Derrière l’apparente parodie se dévoile une grande connaissance de la théorie littéraire et un plaisir évident de transmission du savoir. Certaines analyses qu’elle propose au travers de la voix de Desvaux, comme la lecture matérialiste – voire rabelaisienne – des Essais de Montaigne dans la lignée de Jean Starobinski, sont d’une réelle pertinence critique.
En outre, ce livre sur un livre sur un livre sur rien suscite en creux une réflexion stimulante sur le néant, le silence et le potentiel créateur du vide, qui n’est pas sans faire écho à l’effondrement que notre époque redoute.
On le comprend, Une ombre qui marche est un livre équivoque qui se maintient avec adresse en équilibre entre la blague et le sérieux. Mieux, la parodie s’y nourrit de l’érudition, et l’érudition de la parodie, de sorte que l’on pourrait retourner l’image précédemment citée et voir se glisser dans la coquille froide d’un ouvrage universitaire le parasite de la fiction.
À la fin des années 1940 – soit plus d’un siècle avant la publication de l’essai de Maxime Desvaux – le compositeur John Cage visitant la chambre insonorisée de Harvard se rend compte qu’il y entend encore du bruit. C’est son sang qui circule lui dit-on, son système nerveux qui fonctionne. De là lui vient l’idée de son œuvre 4’33’’, composé de 4 minutes 33 secondes de silence, où il ne donne pas à entendre du vide, mais le bruit qui peuple nécessairement tout silence. Peut-être est-ce là aussi l’un des sens d’Une ombre qui marche que de représenter, non pas simplement de manière parodique mais aussi esthétique, le bruit intrinsèque du corps littéraire, cette glose ronronnante qui tourne autour et au sein même de chaque livre. Et en effet, écrire sur Timothy Grall et son œuvre, le projet a quelque chose d’effrayant.
Tiphaine Le Gall - Une Ombre qui marche - L’Arbre Vengeur – 9782379410215 – 14 €
Paru le 20/08/2020
202 pages
L'arbre vengeur
14,00 €
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