Avec l'entrée en négociations exclusives des groupes La Martinière et Editis, pour le rachat par ce dernier de la filiale de distribution-diffusion Volumen, c'est une concentration manifeste qui s'approche. Pour la France, cela pose les interrogations légitimes dans ce cas de figure. Mais pour la Belgique, c'est un tout autre problème qui intervient : le risque de voir le prix de vente des ouvrages augmenter.
Le 03/04/2015 à 14:40 par Nicolas Gary
Publié le :
03/04/2015 à 14:40
Librairie à Bruxelles - Volskwagen Belgium CC BY ND 2.0
Dans les années 70, la Belgique décide d'instaurer une tabelle, outil destiné à absorber les frais de douanes ainsi que les variations du taux de change entre francs belges et français. Pour le consommateur, concrètement, c'est une taxe ajoutée au livre. Un arrêté ministériel l'impose en 74, et assure une sécurité économique aux distributeurs pour le pays, mais ce dernier est abrogé en 1987. Avec l'arrivée de la monnaie unique, ce reliquat toujours en vigueur chez deux distributeurs, Interforum Benelux et Dilibel (groupe Hachette), fait augmenter de 3 à 18 % le prix de vente des ouvrages.
La tabelle, typicité belge d'un autre âge
Tanguy Habrand du Centre d'Études du Livre Contemporain (Université de Liège) nous précise que « si aujourd'hui le terme tabelle n'est plus employé, les distributeurs l'ont remplacé par l'expression "mark-up", mais sa réalité est toujours là ». Avec un marché qui compte 70 % de titres importés de France vers la Belgique, la moitié des livres est soumises à ce mark-up. « C'est une persistance belge étonnante, qui est en réalité une rente de situation : le système de distribution augmente son chiffre d'affaires », note Benoît Peeters, auteur et scénariste, familier de la Belgique. « C'est très choquant de voir que cette solution, qui permettait de pallier les risques de variations du taux de change est aujourd'hui maintenue. »
Or, les deux groupes Interforum et Hachette appliquent ce mark-up, et en justifient l'existence par la qualité de service, et la densité du réseau couvert par leur prestation. « Ils parlent de 2000 librairies sur le territoire belge, mais c'est une comptabilité impossible : il n'existe pas tant de points de vente, à moins que l'on inclue les espaces tabac-presse, qui peuvent, occasionnellement, vendre des livres », note Tanguy Habrand.
Avec le rachat de Volumen, le risque serait donc que des maisons comme Seuil ou les Éditions de Minuit se voient appliquer une tabelle. Régis Delcourt, président du Syndicat des Libraires francophones de Belgique est inquiet : « Nous n'imaginons pas faire revenir en arrière, et nous retrouver avec des livres vendus plus chèrement. Il faut observer comment se passe ce rachat, mais personne ne tient à ce que des livres de prestigieux éditeurs subissent soudainement à 15 % d'augmentation. »
Une trentaine de maisons actuellement distribuées par Volumen ont été contactées – sans réponse pour le moment. « Certainement, beaucoup d'entre eux ne connaissent pas la situation propre de la Belgique. Et pour l'heure, nous n'avons pas eu de contact direct avec La Martinière. Quand on pense que Union Diffusion, Sodis, ou Harmonia Mundi ne pratiquent pas cette tabelle, cela invite à réfléchir sur le devenir de Volumen : ce sont des œuvres emblématiques pour des librairies indépendantes. »
« Nous en avons un peu assez d'être traités comme des territoires d'outre-mer. Pour certains, Bruxelles est peut-être une proche banlieue de Paris, mais pour nous, c'est Paris, la proche banlieue », plaisante un libraire de Bruxelles, joint par ActuaLitté.
Le Syndicat de la librairie française a également été sollicité par son homologue belge, alors même que le SLF a déjà fait part de ses craintes dans un communiqué diffusé cette semaine. « Cette opération de concentration peut donc potentiellement avoir des conséquences importantes pour les librairies qui ont à cœur de défendre au quotidien les catalogues de ces éditeurs, et de bien d'autres diffusés et distribués aujourd'hui, par Volumen », pouvait-on y lire.
Benoît Peeters - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Chez le SLFB, on espère « une transition qui ne pénalisera pas les libraires, d'autant plus que l'existence de la tabelle n'est plus du tout justifiable à cette heure ». Précision : la tabelle n'existe que pour les livres imprimés.
Tanguy Habrand avait remis en septembre 2010 un rapport évoquant la nécessité d'harmoniser le prix de vente des livres importés de France. Parmi ses propositions, il entrevoyait une voie activiste de protestation :
En vue de mettre un terme au mark-up sur le prix des livres importés, envisager à l'échelle la plus large du secteur de la librairie un blocus de l'ensemble des livres soumis à un mark-up. Déjà imaginée de façon diffuse, jamais réalisée, la manœuvre exercerait une pression sans précédent sur le secteur de la distribution. Associés au mouvement, les revendeurs de presse pourraient faire valoir leurs intérêts par la même occasion, sachant que la presse, qui excède l'objet de ce rapport, fait elle aussi l'objet d'un mark-up significatif.
Aujourd'hui, il souligne : « Tout le problème vient de ce que les libraires ont déjà une vilaine réputation en Belgique : les prix rajoutés sur la couverture des livres donnent l'impression que c'est eux qui augmentent les prix. » Le grand public ignore en effet radieusement cette taxe, qui a déjà des conséquences très négatives pour les commerces. « Les frontaliers envisagent plus facilement d'aller faire leurs achats en France, et beaucoup passent par la vente en ligne. »
De quoi faire les délices d'Amazon, « qui est réellement moins cher pour les ouvrages français. Le cas de Volumen concernera toutes les librairies de Belgique, parce que le distributeur incarne un large paysage de maisons et d'œuvres ».
Philippe Goffe, de la librairie Graffiti, à Waterloo, se souvient que, voilà quelques années, les relations avec Volumen étaient chaotiques. « Cela va beaucoup mieux aujourd'hui. Nous obtenons les ouvrages en deux à trois jours, ce qui est très convenable – même si la vente en ligne parvient encore à être plus performante. » La réalité avec les groupes Interforum et Hachette, ayant implanté une diffusion sur le territoire belge, n'apporte en revanche pas de réelle valeur ajoutée.
« Ces intermédiaires sur le territoire belge ne nous rendent pas vraiment de meilleurs services. Si le titre n'est pas disponible immédiatement, les effets de commandes font que l'on passe à des délais de 10 à 15 jours pour obtenir des livres. » Et dans ce cas, les vendeurs en ligne ont largement gagné la partie. « Personne ne veut faire de procès d'intention : actuellement nous pensons plutôt aux représentants et aux personnels qui sont dans une incertitude plus importante encore. »
L'occasion de reparler d'un prix unique du livre ?
Benoît Peeters avait pris part aux discussions concernant l'instauration d'un prix unique du livre en Belgique. En 2004, dans un article « Le prix fixe du livre : un enjeu démocratique », il indiquait déjà :
La concentration devient la règle, tandis que de petits distributeurs comme Alterdis et Vilo disparaissent, entraînant dans leur chute de nombreux éditeurs indépendants. Le secteur est réellement fragilisé ; un petit territoire comme la Belgique risque d'en souffrir tout particulièrement.
« La concentration est toujours un risque : elle ne profite pas aux livres les plus exigeants. Ce phénomène d'industrialisation correspond très bien aux best-sellers, mais ne sert pas vraiment la diversité qui nous est précieuse. » Et de se prendre à rêver, un instant, que la question Volumen puisse alors porter sur la table des discussions, le retour d'une loi établissant un prix unique.
« C'est tout de même ironique, et Jérôme Lindon, architecte de la loi de 81 en France sur le prix unique, doit faire des bonds : sa maison, les Éditions de Minuit, se retrouverait avec une hausse de prix de vente, du fait d'un changement de distributeur... » Si pour l'heure, rien n'est certain, Benoît Peeters indique que « plusieurs mouvements contre la tabelle existent en Belgique. Nous ne cessons de parler d'harmonisation au niveau européen, fort bien. Mais il serait peut-être bon de commencer avec le marché du livre francophone »
Il est vrai que le sujet de la tabelle revient régulièrement dans le débat. En octobre 2009, une association de consommateurs belges, le CRIOC, dénonçait déjà le comportement des distributeurs français de livres, qui demandait sans retenue : « Des distributeurs de livres se sucrent-ils sur le dos des consommateurs en faisant payer des livres plus cher en Belgique qu'en France ? »
Le 24 février 2006, une plainte avait d'ailleurs été déposée contre deux distributeurs devant le conseil de la concurrence.
Contacté par ActuaLitté, le groupe La Martinière souligne que les réponses seront à chercher du côté d'Editis, tout cela relevant de sa politique commerciale.
mise à jour 7 avril :
Le groupe Interforum a répondu à nos demandes d'information. «À l'heure actuelle, aucun contrat n'a encore été signé comme vous le mentionnez très bien. Les décisions commerciales ne seront prises par le groupe Interforum, qu'une fois le contrat signé. »
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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