Petite table, sois mise ! est l'un de ces livres, d'aspect anodin, qui signalent une révolution profonde, dans la carrière d'un écrivain
Le 13/08/2012 à 18:17 par Julien Pessot
Publié le :
13/08/2012 à 18:17
« Que le livre le plus incongru [...], soit finalement le plus beau livre, et peut-être le plus tendre, cela est alors tout à fait scandaleux. »
Maurice Blanchot
Anne Serre nous avait habitué à la rigueur et à la précision de compositions analytiques qui exploraient sans faute les recoins de l'âme humaine. Et voilà qu'avec les éditions Verdier, elle nous offre un petit opuscule d'une cinquantaine de pages à peine que l'on aurait pu prendre comme une récréation quelconque, ce genre d'entracte que se ménage l'écrivain avant de reprendre l'édification de son oeuvre — et le titre n'arrange pas la chose. Il n'en est rien. .
La clarté et l'immédiateté du style font place à une prose plus fouillée, organique, noueuse. La linéarité de la narration est ici éclatée en une multitude d'images, d'objets, de souvenirs que la mémoire de la narratrice tente de rassembler pour donner une cohérence à son existence. Chaque phrase incarne cet effort méthodique et chaotique pour se restructurer soi-même dans un ensemble qui fait se confronter objectivité et sensualité, tendresse et scandale, désirs éperdus de repos et d'autrui.
« Si vous souhaitez savoir... »
Autour des trois filles, dont fait partie la narratrice, gravitent le père sombre et rugueux qui se promène dans la rue déguisé en fille, la mère « fille du nord » exhibitionniste et hypersensuelle, le cercle des amis proches qui participent au ébats érotiques de la famille. Le livre débute avec une minutieuse description de cette cellule familiale, refermée sur elle-même, à l'écart du monde et à la fois si insolemment ostensible. Puis il suit les errances de la narratrice, jeune adulte, après l'éclatement de cette cellule à la mort des parents qui la prive de ses repères et la jette dans un monde auquel elle n'est pas adaptée, sensuellement et sentimentalement.
Entre ces deux instants, au milieu des « bacchanales », elle décrit un monde tout entier voué au contact, où, sous les pulsions maternelles, l'intimité familiale est poussée à son paroxysme au point de supprimer tout norme de distance, de recul, de restriction. Au lieu de liens de sang, ce sont littéralement des « liens charnels » qui unissent les membres de la famille : « Mais cette tension faisait partie du plaisir ; nous étions nées avec. Nous n'avions pas de goût pour la douceur qui nous semblait être de l'ennui ». Rire, danser, coucher : « Une maison partout confortable me paraît ennuyeuse, une maison partout solennelle ou partout désordonnée, bien autant. Notre maison était évidemment pareille à un corps, pareille à une âme, avec ici ses désordres, là ses lacs de calme, ici encore sa froideur, et là, sa profondeur veloutée. »
Vices insoutenable ? Certainement. Mais pas du point de vue de la narratrice. Ce n'est ni un récit pour condamner, ni pour défendre ce qu'il se passe. Ne faisons pas dire au livre ce qu'il ne dit pas. La narratrice ne tient qu'à raconter sa vie, développer son point de vue : « Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l'apologie des liens sexuels en famille : je sais trop combien le sujet est délicat. Mais puisque j'ai résolu de raconter ma vie en tentant d'exprimer le plus exactement possible ce que j'éprouvais dans cette situation déréglée et pourtant si déréglée qui était la nôtre, nul me convaincra de m'arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendre, de pleurer, puisqu'au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire, rit et demande à danser. »
Nous aimerions pouvoir dénoncer les actes des parents, juger des situations, ou bien pousser la narratrice à se rendre compte de l'horreur de sa situation, bref, nous aimerions faire de ce livre une question de moralité, en isolant l'objet du scandale. Scandaleux, ce qui s'est passé l'est sûrement. Mais ne nous hâtons pas de juger ce qu'elle nous raconte, de décider à sa place. Ce qu'elle est, elle en a parfaitement conscience, mais elle veut être la seule maîtresse de sa vie, ordonner ses souvenirs, ses ressentis. Elle ne cherche pas notre adhésion. Si elle raconte ce n'est pas pour persuader ou se laisser persuader, c'est pour instaurer un dialogue où elle pourra trouver les mots, les formules magiques qui lui permettront d'ordonner ses souvenirs et sa vie si atypiques.
« Un début d'amour »
L'écriture de Anne Serre a gagné en nervosité. Il est un meuble qui trône au centre de la maison qui devient le point focal de tout le récit : une table dans le séjour, au plateau en acajou noir dont le cercle irradie tous les souvenirs de la narratrice. Autour, on pourrait relever quantité de réseaux qui traversent l'oeuvre, comme autant de parcelles, d'isotopes, que la mémoire imprégnée par l'imaginaire enchanté de la narratrice essaie de rassembler, de collecter, d'étaler sur cette table aimant. Table « lac », mère « sylphide », labyrinthes floraux du tapis : l'univers familial cache, sous ses perversions, un monde dédié à la passion amoureuse, à la courtoisie sexuelle. Sous l'écriture et à travers les reflets renvoyés par cette table, les transgressions deviennent autant d'actes de magie qui allient brutalité et tendresse, pervers et doux, équivoque et transparent. On pourrait remplir des pages et des pages sur cette écriture où l'extrême sensualité ne nuit pas à l'intelligence.
On pourrait montrer aussi comment cette « table au disque luisant » est aussi le disque étincelant sous lequel sont portés à leurs nues tous les actes des personnages, dans une fête mythique toute bataillienne. Il y a par exemple cette scène où la belle italienne Leonella qui obsède la narratrice, alors jeune adulte : « Elle vivait dans son corps avec une aisance, avait avec lui une familiarité, lui montrait une familiarité qui me séduisaient. Je la revois, attendant qu'on l'appelle sur le plateau, assise sur un petit muret, ses longues jambes bronzées au soleil, tirant sur sa énième cigarette, se cambrant pour dégager le tissu de sa robe qui collait à ses hanches, à sa taille, inspirant goulûment la tête renversée, regardant le ciel et s'écriant ».
Sous le soleil de minuit
Ce petit texte d'Anne Serre sous ses dehors provocants scintille véritablement d'une lumière toute particulière dans le paysage littéraire. Chaque phrase, dans son rythme, dans ses sonorités, dans son agencement est porteuse d'images. Ce que la narratrice découvre, c'est que dans la transparence, celle cultivée par sa famille, que dans ce monde sans trouble, sans contrainte, sans interdit ni conflit, sa personnalité se dérobe à elle.
Le récit et l'écriture sont alors une lente manière de se ressaisir en apprenant les sentiments, les affections, le désir de « quelque chose de plus haut ». Le désir de l'énigme, de l'incompréhensible, prendra une place croissante dans sa vie à mesure qu'elle s'éloignera du monde où elle a grandi. Ainsi, par le biais de la fiction, les contes et les visions d'antan deviendront des récits introspectifs, les notes laissées prendront l'ampleur d'un roman personnel, la réécriture de la fête familiale l'apparence d'un mythe merveilleux et intime.
A mesure que l'on avance, le scandale s'évanouit. Il disparaît suivant que l'on découvre à quel point l'érotisme se nourrit de signes fictifs : cryptologie, symbolisme, puissance des gestes exacerbés, mise en scène, dramaturgie, rituels... Ne reste plus que le désir d'être soi, en phase avec le monde, le désir inassouvi d'être avec les autres, simplement et tendrement. La narratrice prendra une direction propre à l'univers romanesque d'Anne Serre : elle choisira la blessure au détriment de la vie.
Il se pourrait que Petite table, sois mise ! soit le plus beau récit offert par Anne Serre. Moins analytique que ses précédents, plus soucieux de style et d'images, il est de cette sorte de beauté littéraire qui traverse avec provocation et imprègne en toute impunité la littérature.
C'est limpide et si troublant à la fois.
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