« J’aurais voulu être un artiste... » le refrain est connu, presque une rengaine. Linguistiquement, on appelle cela un irréel du passé : signe que l’on devrait se montrer raisonnable, ne pas viser des choses irréalisables, ni regretter l’irréalisé ? Être auteur, c’est écrire, mais cette écriture n’est pas garante de revenus, tant s’en faut. L’écrivain Neil Jomunsi intervient régulièrement dans nos colonnes pour évoquer le métier, et partager ses réflexions. Sens des réalités et rêveurs à voix haute : quel avenir dessine-t-il ?
Le 25/02/2016 à 07:57 par La rédaction
Publié le :
25/02/2016 à 07:57
Par Neil Jomunsi, sur Page 42
Deux visions s’opposent lorsqu’il s’agit d’évoquer le « métier d’artiste ». D’abord, celle qui consiste à ne pas voir la création comme un métier, tout au plus comme un plaisir de gentleman distingué ou de femme du monde : un hobby en somme, dont la rémunération — parlons davantage de compensation — vient parfois couronner la pratique. Cette image d’Épinal est assez répandue et a fait parfois beaucoup de tort aux partisans de la seconde vision, qui estime que la création est un métier comme un autre — souvent assimilé à l’artisanat — et qu’il convient de le rémunérer au même titre que les autres métiers, selon un barème objectif ou moral.
Ces deux visions s’opposent parce qu’elles ne peuvent pas fonctionner en symbiose : une industrie qui tire une partie conséquente de ses revenus d’une infinité de petits créateurs pas ou peu payés ne peut pas encourager la professionnalisation de ces mêmes créateurs. Ce serait se tirer une balle dans le pied ; on a donc tout intérêt à faire perdurer l’image d’Épinal de l’auteur fauché — tout en incitant les créateurs à tout de même déléguer leurs droits d’exploitation, des fois qu’ils aient pondu le prochain best-seller (la carotte). Ces créateurs sous-payés — quelquefois exploités — rétorquent à raison que l’industrie se sucre sur leur dos et qu’il n’est pas normal qu’une chaîne tout entière prospère sans qu’ils puissent récupérer une part ne serait-ce que décente du gâteau. On oppose alors l’argument du réalisme : « si tous les créateurs étaient payés à la hauteur du barème invoqué, l’industrie s’écroulerait et il n’y aurait plus de création du tout ».
Le souci — comme souvent lorsqu’il s’agit de problèmes complexes —, c’est que les deux ont raison. L’industrie d’abord, parce que oui, elle a bâti un modèle qui à l’instar de toutes les industries, du textile en passant par l’électronique, ne peut fonctionner que dans un contexte global (des catalogues toujours plus grands, à des prix de plus en plus compétitifs, fabriqués par des ouvriers — ici les auteurs — payés de moins en moins) : sitôt que l’on sort de la vision globale du catalogue pour se pencher sur le cas du créateur en particulier, le modèle n’est plus vertueux. Les auteurs ensuite, qui ont en toute légitimité le droit de demander à être rétribués à leur juste valeur au sein de la chaîne de fabrication — pourquoi un secrétaire d’édition, un libraire, un imprimeur gagnerait sa vie à travailler sur des textes dont les auteurs ne sont pas ou peu rétribués, sinon parce que la vie est injuste et que le capitalisme du XXIe siècle l’est encore plus ?
"Tous ces créateurs, toutes ces créatrices, qui veulent « vivre de leur art », dans un contexte où tout le monde crée et où la création est de moins en moins rétribuée, ne manquent absolument pas de réalisme."
J’en viens ici au cœur de ma réflexion : pourquoi, dans un contexte aussi morose pour la professionnalisation de la création, on n’a jamais vu autant de créateurs et de créatrices revendiquer de pouvoir « en vivre » ? Il est facile pour l’industrie d’invoquer l’argument du manque de réalisme : ces aspirants artistes, de plus en plus nombreux (la faute aux zinternets), prendraient leurs rêves de gloire pour une réalité et se feraient une idée fausse de la réalité du « métier ». Quant aux professionnels déjà « installés » qui réclament à corps et à cris une revalorisation de leur statut — sans parler de l’annulation pure et simple de la hausse (inique) de leurs cotisations sociales —, ils manqueraient eux aussi de recul : la profession change, le numérique a tout bouleversé et il faudrait qu’ils fassent preuve « d’un peu plus de discernement ». Après tout, être artiste n’a jamais payé — c’est un fait historique, un point pour l’autre côté. Mais je crois que je n’avais pas compris jusqu’ici à quel point il ne s’agissait pas de manque de discernement, d’irréalisme ou de folie douce.
Tous ces créateurs, toutes ces créatrices, qui veulent « vivre de leur art », dans un contexte où tout le monde crée et où la création est de moins en moins rétribuée, ne manquent absolument pas de réalisme. Ils ne sont ni puérils ni matérialistes. Le discernement ne leur fait pas défaut. Ils et elles ont compris, bien avant l’industrie, la politique, et même le public, à quel point le monde avait changé en profondeur et à quel degré ils allaient devoir y adapter leurs activités. Au final, ça ne m’étonne qu’à moitié : les artistes sont censés être des gens de perception et d’intuition. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils aient tout compris avant tout le monde. Ce sont des visionnaires.
Car les artistes — ou même simplement les gens avec une prédisposition artistique ou un tempérament de création, qui n’auraient jamais pensé « en vivre » il y a dix ou vingt ans — ont compris que le « boulot » était une espèce en voie de disparition. Les politiques se succèdent en vain pour freiner la montée du chômage. La robotisation et l’informatique rendent chaque jour obsolètes un nombre croissant d’emplois. Ça n’ira pas en s’arrangeant. Nous filons vers un monde où la plupart des gens dans notre cercle proche seront « sans-emploi ».
"On peut parfaitement vivre soutenu par une communauté minime où chacun soutient en retour."
Le capitalisme libéral tend à cela de toutes ses forces, comme une locomotive lancée à trois cents à l’heure en direction d’un mur dont elle anticipe pourtant l’existence, ce qui le pousse à envisager des subterfuges comme le revenu de base avec enthousiasme pour continuer à faire tourner la machine, alors que cette idée — dont je partage les valeurs — était jusqu’ici plutôt avancée par des théoriciens de gauche et d’extrême gauche. Le risque que le revenu de base soit capturé au profit d’une caste exploitante déjà en place dans le but de maintenir cet état précaire d’oppression économique est de plus en plus exposé au grand jour. Ça aussi, les artistes l’ont compris, certains, en tout cas.
Claude Valette, CC BY ND 2.0
Reste qu’en l’absence de boulot, il va bien falloir trouver un travail, et que celui-ci est tout trouvé : ils consacreront leur temps à la création. Et pourquoi pas, après tout ? C’est toujours mieux que le destin auquel on les prépare depuis vingt ans, celui de la précarisation extrême. Pourquoi les artistes refusent de cotiser pour une retraite complémentaire ? Parce qu’ils savent qu’ils ne toucheront pas de retraite tout court, et encore moins de retraite complémentaire, et que ces cotisations leur apparaissent inutiles là où les technocrates déplorent un « manque de réalisme » : plutôt que d’envisager une hypothétique retraite qui n’a que très peu de chance d’arriver, ils préfèrent utiliser leur argent à bon escient et dans le présent — qui pourrait les en blâmer ?
Et c’est là qu’il y a un basculement : tous ces rêveurs, ces irréalistes, ces excentriques, ne veulent en réalité pas « en vivre » — ils veulent « vivre en ». Simplement vivre dans des conditions décentes, en créant certes, en fabriquant de l’art, parce qu’ils savent le faire, parce qu’ils ne savent parfois faire que ça, parce que grâce à internet et à la diffusion des savoirs on n’a jamais eu autant de personnes créatives et inventives qu’aujourd’hui et que tout ce savoir-faire et savoir penser doit bien s’exprimer à un moment.
Je pense que ces artistes irréalistes font preuve au contraire d’un grand sens des réalités : ils savent ce qui les attend, et ils savent à quel point le futur est sombre. Ils savent qu’ils peineront de plus en plus à s’intégrer dans l’économie libérale, et ils n’ont d’ailleurs plus envie de participer à ce jeu de dupes : ils veulent un autre monde, qu’ils contribueront à bâtir de leurs mains. Nous aurons toujours besoin de musique, de films, d’histoires à raconter et à lire, ils le savent, car la vie ne vaut pas grand-chose sans tout cela — c’est ce qui nous fait tenir dans l’adversité.
Alors ils envisagent de nouveaux modèles. Si certains rêvent encore de best-sellers, induits en erreur par une industrie qui n’est pas plus dupe qu’eux, mais cherche à temporiser, d’autres cherchent des chemins de traverse, plus locaux, plus éthiques, plus participatifs. Ils militent pour le revenu de base, pour l’agriculture paysanne, pour la convivialité et le respect du vivant. Ils savent qu’ils ne deviendront pas des stars, mais ils veulent pouvoir « vivre en » — quoi de plus légitime dans ce contexte ? On peut parfaitement vivre soutenu par une communauté minime où chacun soutient en retour. Le global, nous le savons, n’est annonciateur que de plus d’inégalités. Les tempéraments artistiques l’ont senti avant tout le monde.
Nous bâtirons des châteaux de sable pour édifier ce Nouveau Monde, et ils s’effondreront les uns après les autres sous les assauts d’un capitalisme à l’agonie. Mais ils finiront par tenir. Vivre dans la décence est un combat porté en premier par les artistes, qui le rendent visible, mais il sera bientôt l’étendard de tous les précaires, les sans-travail, les « inutiles ». Acculé au pied du mur le monde sera bientôt obligé de l’entendre.
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