Ce 24 novembre, le Sénat a adopté un amendement dans le cadre du projet de loi de Finances qui met le feu au Landerneau. Ce dernier vise à l’exonération, pour les commerces du livre, de multiples cotisations. Les marges de la librairie, connues pour être dérisoires, sauvées par la fiscalité ? Dans les faits, c’est une bataille rangée qui repose pourtant sur de bonnes intentions – mais qui rejoue surtout l’affrontement entre enseignes et librairie indépendante.
Le 28/11/2017 à 15:25 par Nicolas Gary
Publié le :
28/11/2017 à 15:25
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
« Une fois que l’Assemblée nationale aura balayé l’amendement, ce ne sera plus qu’une tempête dans un verre d’eau », assure, confiant, un proche du dossier. Mais en attendant, l’amendement a eu le don de faire ressortir l’animosité qu’un acteur lyonnais cristallise depuis des années : le groupe Decitre.
Dans les faits, l’amendement propose d’exonérer tout établissement qui
• fait plus de 50 % de son chiffre d’affaires avec la vente de livres neufs ou d’occasion
• réalise moins de 200 millions € de chiffre d’affaires
Un périmètre qui couvre à peu près tout le monde en France, à l’exception de Cultura et Fnac, pour ce qui est des enseignes. Originellement, le texte a été porté par quatre sociétés : Furet du Nord, Decitre, Gibert Joseph et Gibert Jeune et les librairies Albin Michel. Le principe est simple : « Nous sommes des libraires comme les autres, parfois depuis très longtemps [NdR : Decitre et Gibert ont un siècle ou plus]. Et nous ne voyons pas pourquoi nous ne bénéficierions pas des mêmes avantages que les librairies dites indépendantes, qui disposent du Label LIR », explique-t-on à ActuaLitté.
Ce Label incarne la pomme de discorde : depuis décembre 2007, la loi de finances rectificatives a introduit cette notion, « ouvrant la possibilité aux collectivités locales d’exonérer les librairies labellisées » de la CET, contribution économique territoriale – décomposée en deux taxes, la Cotisation foncière des entreprises (CFE), dont le produit revient aux communes, et la Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
Des sommes qui vont, normalement, aux communes, départements et Région. Et donc un manque à gagner pour les collectivités locales. Le Label est octroyé par le ministère de la Culture, sur rapport du Centre national du livre (étude de dossier annuelle et obtention pour trois ans, voir ici les conditions).
Fort de leur tour de force, le groupe Les Républicains, qui au Sénat portait l’amendement, indique donc que celui-ci aidera « au maintien d’un réseau culturel de proximité au sein des centres-ville ». Et d’ajouter que, face à la paupérisation du métier et ses multiples difficultés, la librairie est également en concurrence avec « la grande distribution ainsi que par la vente de livres en ligne ». Chevaleresquement, l’amendement aurait donc des vertus salutaires pour la vente de livres. Et c’est ainsi que la presse l’a présenté.
Sauf que la connexion géographique entre le sénateur qui a porté l’amendement et l’enseigne Decitre, basée à Lyon, a fait voir rouge : François Noël Bugget est en effet sénateur du Rhône, et, Conseiller de la Métropole de Lyon, ce dernier se serait montré réceptif aux arguments du PDG des librairies, Guillaume Decitre.
« Cette animosité contre le groupe Decitre est cependant regrettable : si l’amendement passe à l’Assemblée, l’octroi des exonérations ne sera plus fait au bon vouloir du CNL, mais ouvert à toute librairie », indique un proche du dossier. « D’autant que, derrière cela, c’est la guerre sournoise entre Denis Mollat (librairie historique de Bordeaux) et Guillaume Decitre qui se joue. »
Guillaume Decitre - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Diable : tout ne reposerait donc pas simplement sur une volonté de favoriser le commerce du livre en France ? « D’abord, cet amendement entraînera le pourrissement du Label LIR », déplore un libraire du Sud-Est. « Ensuite, il introduirait quelque chose de fondamentalement injuste : des librairies comme celles de Gallimard en seraient exclues, alors même que leur travail est exceptionnel. »
Et pour cause : le calcul des 200 millions € censé exclure Cultura ou Fnac repose sur le chiffre d’affaires consolidé. De fait, les librairies Albin Michel obtiendraient, suivant le résultat du groupe, l’exonération, un an sur deux. En revanche, celles d’Actes Sud seraient éligibles, mais pas La Procure, qui appartient pour partie au groupe Média Participations. Sacré panier de homards – la saison des fêtes n’est pas au crabe.
Un autre acteur, pas toujours très apprécié de la chaîne du livre, pointe également le bout de son marque-page : « Cela ouvre la boîte de Pandore, parce que les espaces culturels Leclerc seront concernés en tant qu’établissements indépendants. Les collectivités locales auront tôt fait de refuser les exonérations, parce que cela impliquerait trop de pertes pour elles. »
Et pourquoi pas ajouter les soldeurs, les honnis du milieu que l’on adore détester ? « Ce n’est pas envisageable d’assimiler des soldeurs à la librairie », soupire un éditeur.
Pourtant, c’est bien ce que l’amendement envisagerait, avec le consentement d’une partie du gouvernement. « Ils ont travaillé largement en amont, pour avertir les cabinets », reconnaît un proche du dossier. Le gouvernement avait d’ailleurs émis un avis négatif, mais Bercy a fini par régler le problème.
De quoi, là encore, faire grincer des dents : « Gérald Darmanin, actuel ministre de l’Action et des Comptes publics, a été élu vice-président des Hauts-de-France et fut maire de Tourcoing. Et quelle enseigne retrouve-t-on dans cette région ? », s’étouffe un libraire. Le Furet du Nord, la question avait été posée au jeu des 1000 euros...
Le jeu politique plus clairement défini, reste alors l’amendement en soi. « La dangerosité du dispositif est réelle : en disparaissant, le Label LIR entraînera la fin des avantages de la défiscalisation pour les librairies labellisées, et nuirait gravement à l’ensemble du marché », analyse un libraire du Sud.
Le déficit financier pour région, département et commune serait inévitable. « Si l’on passe outre l’injustice et la concurrence terrible pour certaines librairies d’éditeurs, reste alors la finalité de l’amendement. En évoquant la vente à terme, ce sont les marchés publics qui sont visés, et tous les libraires se plaignent de l’agressivité de Decitre sur ce point », note une source.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Mais un élément de l’amendement donne de l’espoir aux opposants : la Constitution empêche l’État de légiférer sur la fiscalité à la place des collectivités. « De ce point de vue, on dirait que leur amendement a été travaillé par un stagiaire depuis sa chambre d’étudiant », assène-t-on.
Faux, oppose l’un des porteurs de l’amendement : « C’est quand même un efficace changement de posture qui avantage le libraire face aux politiques territoriales puisque, dorénavant, ce sont elles qui devront avoir une démarche volontaire pour taxer leur libraire, et donc la justifier. » Les collectivités joueraient-elles le jeu, si au lieu d’exonérer un établissement, il fallait en passer 4 ou 5 ?
Un porteur de l’amendement ajoute : « Cela pourrait léser certaines communes, mais l’augmentation des taxes que nous avons subies depuis plusieurs années est également à mettre en balance. Et en fin de compte, Fnac ou Cultura continueront de payer parce qu’ils ne rentrent pas dans les critères, et les libraires, dont nous sommes – nous animons des territoires, avec la même économie tendue – en bénéficieront. »
Et pendant que l’on débat, discute, manœuvre et négocie, Amazon continue de vendre des livres sur internet – s’étant autoexempté de différentes taxes payées par chacun des acteurs impliqués dans la chaîne du livre. « La vérité, pour tous, est que pourrait disparaître une taxe que ne paye déjà pas l’Américain. »
Fut un temps, le SDLC, Syndicat des distributeurs de Loisirs Culturels (réunissant Cultura, Decitre, Furet du Nord, Disquaires Starter) avait déjà porté ce combat. C’était l’époque de la fin de Virgin, et des premiers tirs à boulets rouges contre l’enseigne, mourante. Ou plutôt, l’éternelle rivalité entre les petits et les moyens.
Un observateur vigilant, et libraire parisien, soupire : « C’est malheureux, parce que le monde de la librairie continue de s’empoigner pour défendre chacun son petit morceau. Et une fois de plus, apparaît comme divisé, d’un côté les petits, de l’autre les moyens. Quelle raison y avait-il à soulever le chaudron, sachant que cela ne dépassera certainement pas le Sénat ? Parce que, pendant ce temps, Amazon regarde cela du haut de son cloud... »
Et de préciser : « La fonction label LIR permettait à la librairie d’avoir un peu d’oxygène, raison pour laquelle les grandes librairies en étaient exclues. L’amendement ne changerait rien aux autres aides que cette labellisation peut apporter, comme le soutien pour les animations en librairie. »
Pour certains, la démarche initiée par certains porteurs de l’amendement serait un signe de mauvaise santé économique de l’entreprise. « On ne déterre pas la hâche de guerre sans raison », conclut le libraire. Le Syndicat de la librairie française, sollicité, n'a pas encore donné suite à notre demande.
Retrouver notre dossier : Label Lir, les raisons de la colère
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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