ROMAN FRANCOPHONE - Un nouveau roman de Patrick Deville, merveille ! Ses "romans sans fiction" se dégustent, se savourent, s'apprécient. On en sortira à regret, doucement grisé, un sourire aux lèvres et la nostalgie dans l'âme. Avec Amazonia, voici un nouveau grand cru.
Le 26/08/2020 à 10:34 par Auteur invité
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26/08/2020 à 10:34
L'écrivain et son fils, Pierre, remontent l'Amazone à bord de « La Jangada » – titre d'un roman de Jules Verne. Ils traversent d'est en ouest l'Amérique latine, depuis Belem (Brésil) sur l'Atlantique jusqu'à Santa Elena (Equateur) sur le Pacifique. Depuis le royaume des Indiens bleus jusqu'à celui des dauphins roses, ils traquent le hoatzin huppé, « le seul volatile ruminant, l''oiseau puant », explorent villes et forêts, rencontrent d'étonnants amis, des écrivains ou un ermite, Takashi (« le Thoreau de l'Amazone »), boivent des boissons fortes. Lui lit les Essais de Montaigne, son fils les Contemplations de Victor Hugo.
Voyageur-encyclopédiste, Deville nous promène avec bonheur sur les sentiers et les – nombreux – chemins de traverse de cette exploration mêlée d'évocations littéraires et historiques. Chemins intimes, aussi, pour évoquer « la chaîne des pères et des fils » qui se perdent et se cherchent, de Franklin Roosevelt à l'explorateur britannique Percy Fawcett en passant par l'ethnologue américain Buell Quain, compagnon de voyage de Claude Lévi-Strauss, ou Edgar Maufrais et ses 22 expéditions, toutes vaines, en quête de son fils disparu.
Parmi les compagnons de route, on croise Blaise Cendrars ou William Faulkner, Georges Bernanos, Henri Michaux, Stefan Zweig et Charlotte Altmann mais aussi le bandit brésilien Lampiao et Maria Bonita, Aguirre ou Bolivar. Des paires d'explorateurs, comme Alexander von Humboldt et Aimé Bonpland, Auguste Pavie et Candido Rondon, Pierre Savorgnan de Brazza et Roger Casement, que l'on retrouve dans l’Ulysse de Joyce. À la fin du roman nous attend un cadeau : une bibliographie, « une petite bibliothèque de bord » bien remplie.
Au creux de ces pages se nichent également des visions splendides, tels ces anges à la Wim Wenders perchés à Brasilia, une offrande de goyaves au détour d'un chenal, la tendresse d'amants aux squelettes enlacés depuis 8.000 ans, une méditation sur l'apprentissage de la beauté, « propédeutique à la bonté », ou encore ce pur bonheur de vivre et d'écrire éprouvé dans l'île Amantani sur le lac Titicaca – « les jours revécus dans la gloire du souvenir, non pas embellis mais apurés, la mémoire en exprime l'essence comme le jus d'un fruit ».
Obsédé par la précision, amateur d'éphémérides et de rituels, Deville inscrit Amazonia dans un projet dit "Abracadabra" – la formule magique du tapis volant dans le premier livre qu'il a lu tout seul – dont il nous expose l'architecture.
Ce projet entamé le 21 février 1997, rassemble « des romans alignés autour du monde » parcouru d'ouest vers l'est, de l'Amérique centrale au Mexique en passant par l'Afrique et l'Asie. Il retrace « les soubresauts historiques et politiques depuis cette fatidique année 1860 de la deuxième révolution industrielle ». L'époque aussi de cette ambition d'européaniser le monde, commune à la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne.
Le projet Abracadabra figure dorénavant en clair face à la page de titre, dans la liste des œuvres publiées par l'éditeur, et compte à ce jour sept romans depuis 2004, tous avec des titres en « a ». Les trois premiers - Pura Vida (2004), Equatoria (2009) et Kampuchea (2011) - forment la trilogie Sic Transit. Suivent Peste & Choléra (prix Femina en 2012), Viva (2014) et Taba-Taba (2017), avant Amazonia.
Le projet se nourrit des inquiétudes de Deville pour la culture humaniste, avec pour motif récurrent la rencontre de Montaigne avec des Indiens à Rouen en 1562. Les Essais avaient installé la pensée humaniste en Europe, or il lui semble vivre « la disparition de celle-ci, la fin du rêve égalitaire devant l'explosion démographique, la raréfaction des ressources, l'apparition d'une humanité augmentée laissant les milliards de sous-hommes s'entretuer pour un peu de nourriture et d'eau potable au milieu des décharges », sur fond de bouleversement climatique, l'événement qu'il juge le plus considérable depuis 22 ans qu'il s'est lancé dans Abracadabra.
Même troublé, même pollué, la puissance évocatrice de son écriture donne forme à ce monde. Elle nous enserre dans ses lianes, nous retient à la manière de Schéhérazade : « Nous remontions en barque les méandres infinis de la rivière où la mer à chaque marée nettoyait les vases putrides et les détritus accumulés dans les mangroves et lagunes, où marchaient doctement de grands hérons blancs et des aigrettes au milieu de gobelets en plastique, devant les baraques palafittes des pêcheurs de crabes ».
Il décrit joliment, en creux, sa « modeste fonction », lui qui fut immobilisé des mois durant dans une coquille de plâtre pendant son enfance. Dans une tribu qui aurait ignoré les greffes osseuses, « écarté d'emblée du groupe des chasseurs comme de celui des cueilleurs, dans lesquels on ne s'embarrasse pas de traînards, à moins qu'on ne prît la décision de m'abandonner aux fourmis dans la jungle, sans doute m'auraient échu les tâches d'apprenti chaman ou de sorcier adjoint, la récitation le soir de la cosmogonie et de l'histoire des ancêtres ».
On en sort à regret, doucement grisé, un sourire aux lèvres et la nostalgie dans l'âme. Un nouveau grand cru.
Patrick Deville - Amazonia
Seuil - 9782021247503 - 19 €
Points - 9782757880470 - 7.50 €
[NDLR : Cet article, initialement paru le 19/08/2020, a été mis à jour avec la publication de la version poche]
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