ROMAN FRANCOPHONE - 1584, l’abbaye de Notre Dame du Loup surplombe de sa clôture l’éperon rocheux au-dessus de la vallée. Là-haut se niche une communauté de femmes, dans cette forteresse austère bâtie pour les cloîtrer, mais aussi les protéger des hommes. Elles ont trouvé là paix, sécurité et harmonie.
Le 04/09/2019 à 19:05 par Christine Barros
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04/09/2019 à 19:05
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Du fait d’une patente royale offerte par François 1er (il fut fort satisfait des soins qui furent apportés à sa fistule), les religieuses de Notre Dame du Loup furent autorisées à nommer leur abbesse, à conserver le gain de leurs activités et leurs revenus, échappant ainsi à la tutelle de l’évêque, Jean de Soline, mû par une ambition qui ne s’embarrassait de remises en question trop fondamentales sur son statut de chrétien.
Et ces femmes là-haut, sur ce promontoire, à qui la population, les enfants les femmes, les vieillards font confiance autant pour les maux du corps que pour réchauffer leur âme de misérables, ne deviennent-elles pas dangereuses ? Ne cacheraient-elles pas quelques secrets de sorcellerie dans le dispensaire où elles accueillent les malades ? L’ascendance huguenote de la supérieure ne constituerait-elle pas un danger ? Il envoie délégation pour constater l’hérésie, il doit bien y avoir une trace, « celui qui sait chercher ne rentre jamais bredouille », et la peste huguenote se répand comme feu de paille.
Ces femmes que le jeune vicaire, Léon de la Sine, croisera changeront sa vie à jamais.
Sœur Clémence, la doyenne, le thaumaturge, d’un caractère plutôt inconstant, franche et fantasque parfois, humble et discrète, attentive et perspicace, et qui fait partie de celles qui ont le droit de sortir de la clôture, pour aller chercher les simples dans la nature environnante. Elle possède en elle une connaissance empirique, alimentée par son extraordinaire sens de l’observation, la contemplation, l’appréciation d’un temps qui ne se base pas sur la cadence des hommes, et pas même celle des moniales, mais sur la respiration de la nature.
La doyenne n'éprouve aucun orgueil envers son travail ; ces préparations ne sont qu'une vaine tentative pour fixer la puissance fugitive de la nature. Rien n'égale une plante fraîche. Quatre saisons dessinent la roue d'une éternelle résurrection : de la racine à la feuille, de la fleur au fruit, les sucs montent vers la lumière puis rejoignent le repos de la terre avant de rejaillir et de s'endormir encore, mais dès qu'ils sont cueillis, les simples meurent doucement. Elle a tenté différents séchages, décoctions, macérations ou effleurages. Elle a travaillé avec le vinaigre, le vin, l'olive, le miel ou le suif, les pots de faïence ou les fioles de verre. Elle a essayé toutes sortes de prières et quelques invocations locales, rien ne remédie au temps : en quelques mois, les tisanes n'ont pas plus de vertu que le foin ; les huiles et les cires rancissent. Tout pourrit, s'effrite et disparaît. Chaque année, tout est à recommencer. Sœur Clémence partira sans avoir pu capter l'âme fugace des simples, le souffle secret qu'y a placé le Créateur. Et elle abandonnera avant d'avoir su guérir toutes les douleurs. Voilà qui ne mérite aucune fierté.
Mère Marie Vérane, la supérieure, qui vit une foi d’airain et de naïveté confondues, qui ne veut rien « préférer à l’amour du Christ », « porte en secret la douleur de son impuissance, comme un silice », « corps et âme pliés aux angles étroits de la Règle »
Gabrielle est leur ange, libre, rieuse, abandonnée muette aux portes du couvent à 5 ans, elle suit Clémence dans ses innombrables cueillettes, file comme le vent vers sa liberté avant de s’en retourner au monastère, où elle sait que le Christ l’appelle à de grandes œuvres. La jeune fille montrera une volonté de fer à maîtriser son destin.
C’est le temps des légendes, celles que l’on raconte des temps sans mémoire, celles que l’on « fabrique pour occuper les enfants », les édifier, leur faire délicieusement peur.
C’est le temps de ceux qui vont petit à petit déposséder les guérisseurs, barbiers, apothicaires, rebouteuses, du pouvoir d’exercer leurs talents et connaissances, et leur interdire de transmettre ce savoir.
Une époque où pour la plupart des femmes, leur destin ne leur appartient pas, scellé dès le départ par la naissance, malmenées ou pas par le sort. Pour certaines, Notre Dame du Loup sera le salut, où travail, connaissances, nourriture, liens affectifs aussi pauvres soient-ils et protection seront assurés.
Même clos, le monastère n’est pas pour autant une Thélème idéale et n’échappe pas aux maux du monde : rivalités, jalousies, mesquineries, trahisons et querelles opposent les silencieuses et les actives, les Marie et les Marthe, des « bisbilles terrestres » qui vibrionnent dans cette vie faite de labeur, de service et de contemplation.
Mais quand l’évêque lance son attaque, elles feront preuve de combativité, de rouerie, de clairvoyance de (im)pertinence, et mettront leurs pensées « malines », intelligentes au service de leurs revendications et de leurs droits.
Des femmes fortes, dupes de rien, curieuses, mais qui nonne, soubrette ou baronne, doivent dès le pied levé revendiquer et combattre à prétendre à une place qui leur soit légitime.
Et iront jusqu’au bout de leur combat.
L’humour de l’auteur sourd bien souvent dans les considérations de Clémence : elle a concocté « l’aimable cordial de Sainte Véranne, une préparation de son cru contre la calvitie dont elle ne comprend toujours pas le succès, car il est aussi efficace dans le retour des crinières que la prière dans celui de l’amour ». Et lorsque la situation est désespérée entre les sœurs : « – Prions toutes pour un miracle murmure la circateure. – Faut-il que nous soyons désespérées ! rétorque sœur Mathilde »
L’écriture de Yannick Grannec provoque un dépaysement familier, s’appuyant sur la sensualité qui émane de la nature. Sons, sens, odeurs sont convoqués en mots-sortilèges : ceux de la Règle et du monastère, ceux de la botanique et des noms vernaculaires si poétiques et imagés que la décence ici nous interdit de reproduire, ceux du corps, de la maladie dont la description organique, la précision rendent surmontable le frisson de dégoût que l’image suscitée provoque, ceux de la nature, où l’on puise nourriture et remèdes, les deux confondus.
Une écriture sèche et minérale, paradoxalement enveloppante, riche de mille détails, mais qui, toujours, fuit l’explication.
Les temps de la narration correspondent aux chapitres : « Vingt et unième jour de juin / Avant la Saint Jean, ta récolte ne vante », tels des stations, à la manière de ces évangiles ou vies de saints peints sur les murs des églises, pour être compris de tous, manants ou nobles, paysans ou soldatesque. Par les simples.
Les simples, dons de la Nature pour peu qu’on veuille l’écouter. Et se taire.
Les simples, le peuple de cette Renaissance qui s’éveille, qui croit aux miracles et aux sorts, et fera de ce siècle celui durant lequel l’on brûlera le plus de sorcières.
Les simples, ces femmes qui, non par choix, mais pour endurer un destin décidé par leurs pères, transforment une foi en engagement, fût-il vain. Dignes.
Les simples, nous simple lecteur, remis à la place de celui qui regarde, écoute et laisse reposer en lui la force des mots de ce magnifique roman.
Yannick Grannec - Les simples - Anne Carrière - 9782843379482 - 22 €
Dossier - Rentrée littéraire 2019 : (presque) 524 romans à découvrir
Par Christine Barros
Contact : cb@actualitte.com
Paru le 23/08/2019
445 pages
Editions Anne Carrière
22,00 €
1 Commentaire
Bouillet
05/09/2019 à 12:15
...A vot' bon cœur M'sieurs Dame.
Merci pour lui.
Un rapport lointain mais recevable avec Dostoiewski and the Karmasov's brothers .
PS :Prêt à payer en "critiques classiques" ( pas d'obligation ,suis débordé).