Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce qu’être heureux ? Quels sens, vers quelle voie orienter son existence ? Contribution artistique majeure à l’analyse et à la critique de l’intégrisme islamique et de ses « premiers producteurs mondiaux » — les monarchies du Golfe, les États autoritaires et despotiques arabes, l’interventionnisme belliqueux et meurtrier des Étasuniens et des Européens, le dernier roman de l’écrivain koweïtien Taleb Alrefai, Les Portes du paradis, constitue une profonde exploration du sens de la vie et de sa valeur au seuil d’une crise existentielle. Par Faris LOUNIS.
Soulevant des questions essentielles et universelles, au cœur de la littérature et de la philosophie depuis leurs balbutiements, cette œuvre donne aussi à voir l’intégrisme religieux dans l’espace de langue arabe par-delà le Coran et la tradition islamique, c’est-à-dire en l’inscrivant dans son milieu profane d’émergence : la source de ce nihilisme destructeur se situe au confluent de l’instrumentalisation politique de la religion islamique, de l’autoritarisme et de la dictature, des contre-révolutions liberticides et anti-égalitaires, des interventions militaires étrangères, de l'hubris néolibéral et de l’absence de toute alternative démocratique et sociale au « Nous ou le chaos ! ».
L’oubli de soi et l’oubli de la mer, ci-gît le véritable goût de l’amer.
Tout a commencé ainsi, par une simple rencontre entre un sexagénaire milliardaire et une jeune étrangère précaire. Quelques regards intenses échangés dans un ascenseur, un parfum tel un sabre tranchant qui laisse des plaies béantes et ensorcelle. La voilà, la flamme de l’amour, depuis longtemps éteinte, qui vient embraser le cœur d’un homme mort depuis une lointaine époque, faute d’avoir oublié de vivre. Il est devenu le captif de ses doutes et tourments, d’un embrasement amoureux. Une déflagration. De quoi peut manquer un homme qui a tout ? De rien, dira-t-on ! Jusqu'à la fin, le roman laissera cette question sans réponse explicite, jetant le trouble chez le lecteur.
Des odeurs fusent dans l’univers du richissime homme d’affaires koweïtien Yacoub, colonisent son atmosphère. Du sang et du jasmin mêlés, devenus indistincts. Tantôt érotiques, tantôt inquiétantes, ces odeurs troublent ses sens, lui rappellent parfois le goût de la mort. Un rêve l’alerte pourtant : la vision de son fils, Ahmad, parti il y a maintenant quelques années faire le « jihâd » (ce qu’il croyait être « la guerre sainte » contre les hérétiques et les apostats) en Syrie. Apparu en songe « vêtu d’un costume afghan, sa barbe encadrant son visage, le crâne rasé », il criait, se tenant face à son père : « “On ne s’oppose pas au soleil de Dieu !” Votre châtiment est proche ! »
Depuis cette vision presque biblique, des questions n’ont cessé de hanter le quotidien de Yacoub. Il se demandait : « Quel message m’apporte ce rêve ? » et que signifie l’apparition d’Ahmad et ce qui l’accompagne, la mer empourprée et l’odeur du sang.
Entre l’image de l’étrangère, la femme de l’ascenseur, et la vision du fils : tension et déchirement.
Yacoub se souvient, redécouvre soudain la beauté oubliée de la mer et les plaisirs de la vie simple : amour, allégresse, flânerie dans les ruelles de la vieille ville. Il réalise après quatre décennies jalonnées de succès économiques mirobolants qu’il a oublié de vivre, d’aimer, de sentir la chaleur d’un corps chéri, de jouer, parler avec ses enfants, les connaître. Il a négligé sa femme, Sheykha, en oubliant son existence : « Il me semble, rétrospectivement, que notre mariage a été comme un voyage dans une voiture confortable, traversant un désert, le même paysage de chaque côté, monotone, engendrant l’ennui et la somnolence… » Cet homme a manqué de tout, n’a rien vu passer. Ce qu’il lui reste aujourd’hui ? Des confessions à la mer et à son horizon inatteignable.
Mais l’étrangère de l’ascenseur, Farnaz, l’Iranienne native du Koweït, vivant au milieu d’un racisme systémique dirigé contre les non-nationaux, surtout quand ils sont iraniens, vient tout bouleverser. Après une première rencontre secrète avec elle dans un hôtel luxueux, Yacoub retrouve son essence. Ce moment intime, suivi d'une sortie, sera un déclencheur : « Je me suis rendu compte que c’était la première fois, depuis mon retour d’Amérique, que je quittais mon bureau pendant les heures de travail, simplement pour me détendre, m’asseoir au bord de l’eau, je voulais même aller flâner dans le souk… Une idée fixe me hantait : je n’ai pas vraiment vécu ! »
Prenant conscience de son existence, il réalise que sa non-existence, cet ensevelissement dans le temps de l’oubli, provient d’un délaissement, celui de la mer, de ses secrets, celui d’un Koweït modeste, jadis vivant en harmonie avec le rythme de la nature et de ses cycles : « Le pétrole nous a détournés de la mer, celle-ci s’est éloignée de nous, alors que les maisons traditionnelles des Koweïtiens la saluaient à l’aube et lui disaient au revoir à la tombée de la nuit. Ses vagues accompagnaient leurs soirées et leurs chants, elle écoutait les secrets des cœurs amoureux… »
La vie de Yacoub n’était plus la même. L’événement de l’ascenseur et la rencontre à l’hôtel ont transformé cet homme, le poussant à devenir quelqu’un d’autre : « Je ne me souviens pas du moment où j’ai commencé à être attentif à ce qui se passait en moi. » Avec cette question lancinante : « Que me réserve l’avenir ? »
Des souvenirs remontent à la surface, ceux de son grand-père, le nawkhoda (le capitaine), et ses paroles mémorables le bouleversent, lui rappelant le devoir de prudence : « Un capitaine doit apprendre à comprendre les messages des vents, des étoiles, de l’obscurité, et de l’odeur de la mer. Il doit être attentif à tous les signes qu’il perçoit. Chaque phénomène a des signes précurseurs que l’homme avisé sait déchiffrer et anticiper, et pour lesquels il peut se préparer. » Mais pourquoi ? Était-ce simplement par prudence ?
Le regard et le parfum de Farnaz ravivent en Yacoub le souvenir douloureux de la perte d’Ahmad. Homme vide et désireux de tout revivre, il part à la recherche de son fils, une amère culpabilité au cœur. Il se sent entièrement responsable.
Un groupe d'individus, ayant en commun l’instrumentalisation politique de certaines thématiques religieuses, a arraché Ahmad à sa famille pour le plonger dans l'abîme de l’intégrisme islamique : son oncle Othayman, qui négocie pour son père des contrats lucratifs avec les groupes terroristes de la région, son professeur Omar et leur ami égyptien Abdel-Shâfi, comptable dans une entreprise privée : « Monsieur Omar, raconte Ahmad, m’a suivi pendant toute ma scolarité. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu’il était ami avec Abdel-Shâfi, et que tous deux étaient proches de mon oncle. »
C'est dans le cercle de ce prédicateur égyptien que Yacoub découvre la radicalisation de son fils. Face à tous ces jeunes acquis à son programme d’endoctrinement, il le réprimande, l'expulse de la mosquée et l’emmène au commissariat. Il sera relâché par la suite, sans subir la moindre sanction de la part des autorités. Ce fut le tournant pour Ahmad. Il ressentit une profonde humiliation : « Ce soir-là, raconte Yacoub, il ne dîna pas avec la famille. Je pense aujourd'hui que cet incident a été le point de départ du chemin qui l’a conduit à sa perte. » La mosquée était le début de sa chute.
Plus qu'un enseignement de préceptes religieux, c'est surtout de haine, de ressentiment et de rancœur qu'il est question. L’obsession d’Ahmad pour « l’impiété » de sa famille devient pathologique. Le premier coupable ? Son père, « l’usurier » qui l’« empêchait de faire respecter la Loi divine » au sein de sa famille. Tel est le pouvoir des intégristes qui prônent le martyre et la haine de la création pour tous, sauf pour leurs propres enfants.
Ces fabricants de ressentiment, créés pour servir, non pas un Dieu ou une religion, mais une pulsion de mort, sont animés par ce moteur de l’histoire, le ressentiment : « J’étais éprouvé à travers mes proches : ma mère, mon père et mes deux sœurs. J’ai détesté mon père pour son refus obstiné de la Loi divine, je l’ai détesté aussi lorsqu’il a humilié le cheikh Abdel-Shâfi, et encore plus quand mon oncle Othayman m’a dit que c'était un homme tyrannique et que tous ses employés le craignaient. »
Quelques années après sa disparition, Ahmad deviendra un leader célèbre de l’« État [qui se dit] islamique ». Il sera par la suite capturé, lors d’un combat ayant mal tourné, par un groupe d’al-Qaida. Yacoub ira le chercher jusqu’en Iran, avec Reza, le frère de Farnaz, à Zabol, zone frontalière avec l’Afghanistan.
Le sauvera-t-il, lui, le sens et la valeur de son existence ? L’odeur du sang envahit ses narines… Yacoub marche, court, s’agite, s’indigne, face à une vie qui lui échappe.
Taleb Alrefai, Les Portes du paradis, roman traduit de l’arabe (Koweït) par Luc Barbulesco, Arles, Actes Sud / Sindbad, 2023, 320 pages., 22,80 €
طالب الرفاعي، خطف الحبيب، دار ذات السلاسل،2021
Paru le 03/05/2023
320 pages
Actes Sud Editions
22,80 €
Commenter cet article