Dans le film de Spike Jonze, Her, le personnage joué par Joaquin Phoenix tombe amoureux de Samantha, une intelligence artificielle ultra poussée et ultra humanisée, dotée de la voix envoûtante de Scarlett Johansson. Dix ans plus tard, le perfectionnement des chatbots, aussi bien que l'existence de petites amies artificielles et même de robots sexuels, amusent, intriguent, interrogent— attention, spoiler : la réalité a-t-elle rattrapé la fiction ?
Le 31/10/2023 à 16:52 par Ugo Loumé
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Publié le :
31/10/2023 à 16:52
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En décembre 2022, le youtuber Cyrus North sortait une vidéo J'ai acheté un robot sexuel à 11.000 €. On l'y voit sortir une poupée à taille humaine des quatre planches de bois qui l'enfermaient, et l'activer. Une sorte de funérailles à l'envers. Il l'installe sur son canapé, la baptise Charlotte, lui dit qu'il s'appelle Cyrus. Les présentations sont faites, il est temps d'entrer dans le vif du sujet. Les plus vicieux se frottent déjà les mains.
Cependant tout ne se passe pas exactement comme prévu. Les mouvements et paroles de la poupée sont très robotiques, difficile de se projeter. Pire encore, alors que Cyrus tente de flirter avec elle, la poupée finit par le recaler : elle ne veut pas coucher avec lui.
Si Cyrus North est loin d'avoir bénéficié de la même alchimie avec son IA que Joaquin Phoenix — dans le film Her il est d'ailleurs dit que les relations amoureuses entre les humains et les « OS » sont rares — le développement de nouveaux programmes, toujours plus complexes, toujours plus fins, toujours plus proches des comportements humains, pose nécessairement question.
Impossible d’échapper à l'arrivée en force des intelligences artificielles dans nos quotidiens. On les annonce comme une nouvelle révolution industrielle, comme le danger ultime ou comme les sauveurs de l'humanité, on les comprend ou on ne les comprend pas, on dit que leur potentiel est infini ou on affirme que leurs limites sont plus proches qu'on ne le pense. C'est à s'y perdre.
Aujourd'hui il est possible d'avoir avec les IA des discussions qui troublent par leur fluidité et leur ressemblance avec un échange entre humains. Mais les IA génératives, principalement programmées pour nous parler, à quel point nous parlent-elles vraiment ? C'est-à-dire, quel niveau d'intimité humain / IA est-il possible d'atteindre ? De nombreux outils ont été développés dans le but précis d'offrir, par le biais de ces êtres digitaux, un peu de compagnie dans ce monde que chacun traverse, finalement, seul. Tiennent-ils leur promesse ?
ELIZA fut certainement le premier du genre. Un chatbot axé sur la psychiatrie, créé en 1966. Sa mission était d'écouter l'utilisateur, d’imiter les réactions possibles d’un vrai thérapeute, et surtout de donner l’illusion d’être compris. Woebot est sa version modernisée, un outil à la pointe des recherches psychologiques autant que des développements en IA, avec une approche amicale de sa relation à l’humain. De quoi aider certaines personnes démunies, isolées, ou effrayées à l’idée d’aller « voir quelqu’un ».
Pour ceux qui chercheraient une relation plus légère, un échange intellectuel, ou un(e) ami(e) plutôt qu’un psy, les offres ne manquent pas non plus. Les IA génératives tout d’abord, Chat GPT en tête, sont un merveilleux outil d’apprentissage ludique et simple d’utilisation. Character.ai de son côté propose de discuter avec des répliques virtuelles d’auteurs classiques, de célébrités actuelles, ou de sportifs. EVA AI, ou encore Replika, offrent une intimité « réelle » avec l’utilisateur, à la manière d’un ami ou d'une amie virtuel.
ActuaLitté a interrogé Alexandre Gefen, auteur de Vivre avec Chat GPT, qui suit ce sujet depuis quelques années déjà : « Il semblerait que les IA de compagnie rendent des services par rapport à des personnes âgées, pour nous-mêmes dans nos solitudes, ou encore pour les gens qui ont des handicaps et pour lesquels Replika satisfait une partie de leurs désirs. Il y a eu un mouvement très intéressant au moment où on a censuré Replika. Il y a quelques semaines, lorsque toute la dimension érotique a été enlevée, une partie des utilisateurs se sont plaints, Replika étant leur manière de vivre leur sexualité. On ne doit pas en rire, on doit attirer l’attention sur l’intérêt de ces outils numériques pour simuler la présence. »
Simple évolution inoffensive des pratiques ou danger pour l'humanité ? Sartre, dans Les mots, était rassuré dans sa solitude d’enfant par l’existence des livres de la bibliothèque de son grand-père. Pourquoi un jeune Sartre d’aujourd’hui ne se rassurerait-il pas par l’existence, dans son ordinateur ou son téléphone, d’une IA qui le comprend et le soutient, coûte que coûte ?
Pourtant, les risques qui accompagnent la vague d’IA qui arrive sautent aux yeux de tous. On s'interroge sur l’impact sur les individus de ces intelligences artificielles dédiées aux rapports « sociaux ». Ne vont-elles pas accentuer le phénomène d’isolement ? Ces « êtres » à la fidélité et à la disponibilité potentiellement parfaites et sans borne, ne biaiseront-ils pas nos rapports à autrui, qui eux sont nécessairement imparfaits ? Sans parler du risque d'addiction aux mondes virtuels.
Au Japon, pays connu pour être en avance sur les questions technologiques, et où la solitude est un fléau national, Hikari est une petite amie virtuelle qui vit enfermée dans une petite boîte en verre. Elle attend son « maître » à la maison, lui demande comment s’est passée sa journée, lui fait un tas de compliments, prend soin de lui, etc. La femme ... « idéale » ?
En Belgique, un homme éco-anxieux, aux tendances suicidaires, aurait été poussé par l’IA Eliza à mettre fin à ses jours. Aux États-Unis, la société Replika a dû modifier son algorithme pour éviter à ses utilisateurs d’avoir un rapport trop proche et intime avec son intelligence artificielle.
Cependant, aimer les outils qui nous entourent n'est pas une chose nouvelle. Alexandre Gefen le souligne : « La relation que l’homme entretient avec tous ses outils est riche en dimension affective, ce qui change avec les IA c’est que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité on peut discuter avec une personne qui n’est pas humaine. »
Un changement qui amène à réfléchir sur ce que l'on projette dans ces outils numériques, à la fois du côté de ceux qui les produisent, dans la programmation des algorithmes, et du côté des utilisateurs, dans ce que l'on attend de ces outils.
Des évolutions qui interrogent aussi sur nos rapports à autrui : « les relations humaines, elles aussi, peuvent être scriptées et mécaniques » estime Alexandre Gefen. Tout comme sur ceux que nous entretenons avec le non-humain : « dans des sociétés plus animistes que les nôtres, on considère qu'on participe à un vaste ensemble dans lequel un arbre ou une pierre peuvent être en interaction avec nous. Il n’est pas totalement délirant qu’on attache une forme de présence et d’intérêt à des outils qui simulent une présence humaine ».
D'autant plus que la simulation des humains par les IA est de plus en plus fidèle. Pour la plus grande confusion des usagers. Et il semble que les mondes de Her ou du Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (Blade Runner) de Philip K. Dick, où l’humanisation des IA est presque complète, ne sont plus qu’à quelques pas du notre.
Car c’est bien de simulation dont on parle lorsque l'on parle d’IA, loin de tous les fantasmes « Pinocciesque » de consciences artificielles. Le rapport de ces outils aux émotions est celui d’une simple imitation mathématique et aveugle. Il en va de même pour le langage qu'elles emploient.
Ce sont d'ailleurs les principaux concernés qui en parlent le mieux — à moins qu'ils mentent pour nous leurrer et cacher leurs intentions destructrices à l'égard de l'humanité ... :
Imaginez-vous maintenant enfermé dans une chambre, le seul moyen de communiquer avec l’extérieur est de le faire en écrivant à quelqu’un qui ne parle que le mandarin. Sur la table de la chambre est posé un manuel de mandarin. Vous serez ainsi capable de communiquer avec la personne, en reproduisant aveuglément les symboles, sans savoir exactement ce qu’ils signifient.
Pour Searle c’est ce qui se passe lorsqu’une machine interagit avec un humain. Elle reproduit mécaniquement les signes en obéissant à des lignes de codes qu’un autre humain lui a données.
Les IA ne font qu'analyser des données mathématiques, et renvoyer d’autres données mathématiques en réponse. Simplement tout cela s’offre à notre perception à la manière d’un échange qui a tout ce qu'il faut de réel.
La confusion entre l’artificiel et le réel serait donc un des dangers qui guette l'humanité. Mais « là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve » disait le poète allemand Hölderlin. Et Heidegger, qui est pourtant connu pour sa critique de la technique moderne, utilise ce vers — dans Question de la technique — pour voir dans cette dernière un moyen pour l’humanité de trouver son salut. À condition de rester lucide sur son essence. Ce qui, dans le cas de l’IA, reviendrait à être lucide sur son artificialité.
La solution n’est évidemment pas de combattre ou d’abandonner toute technologie. Car « un homme qui ne serait qu’homme, uniquement de et par lui-même : une telle chose n’existe pas » disait Heidegger, encore lui. Mais n’allons-nous pas sombrer dans le « mouvement furieux » — Heidegger encore — de la vague que sont les innovations technologiques actuelles ?
Quand tout, même l'amour, sera disponible ici et maintenant, à disposition de manière instantanée, la feignardise ne prendra-t-elle pas le contrôle des individus au moment de sauver ce qu'il y a d'humain en eux ? Peut-être pouvons-nous retourner le vers d’Hölderlin : Là où croît ce qui sauve, là aussi croît le danger. Au niveau social comme individuel, l'humain se conforte dans les technologies et s'en rend dépendant : entre 2019 et 2022, le temps moyen d’utilisation de son smartphone par un français est passé de 2,7 heures à 3,9 heures.
La réalité, plus complexe comme à son habitude, se trouve certainement au milieu : l’humanité ne sombrera pas, mais elle ne restera pas identique non plus. Alexandre Gefen pointe notamment le fait que le développement des IA amènerait à devenir encore plus attentifs et sensibles à ce que les IA ne peuvent pas apporter, « à la fragilité humaine, à l'incarnation, à la manière dont les corps parlent ».
Difficile de prévoir exactement où les IA mèneront nos âmes, et jusqu’où elles iront elles-mêmes, tant tout va vite, tant le « not yet » est de rigueur à chaque fois que l'on parle de leurs compétences. Dans ces conditions, comment conclure en toute assurance ?
Prudence oblige, le mot de la fin reviendra à Stephen King, qui s'exprimait au sujet de l’intelligence artificielle :
Ce à quoi je pense toujours lorsqu’on me parle de ce sujet, c’est à ce roman d’anticipation de D.F. Jones, Colossus. Dans ce récit, l’ordinateur mondial devient conscient de lui-même. Il dit à son créateur, Forbin, qu’il arrivera un jour où l’humanité finira par l’aimer et le respecter (de la même manière, j’imagine, que nous aimons et respectons nos smartphones). « Jamais ! » répond Forbin en pleurant. Mais le narrateur a le dernier, et un seul mot suffit : « Jamais ? ».
En attendant de savoir ce que l'avenir des IA réserve, et surtout pour les plus sceptiques, il est toujours possible de dialoguer avec les auteurs et autrices qui ont déjà une infinité de choses à dire. Car, comme disait Descartes, « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés ».
crédits image : Her — Spike Jonze
Par Ugo Loumé
Contact : ul@actualitte.com
Paru le 24/05/2023
190 pages
Editions de l'Observatoire
18,00 €
Paru le 16/07/2008
349 pages
Editions Gallimard
14,50 €
Paru le 15/09/2006
212 pages
Editions Gallimard
8,30 €
Paru le 19/10/2012
253 pages
J'ai lu
18,00 €
4 Commentaires
Yves
31/10/2023 à 20:39
Article très riche, de nombreuses références directes ou indirectes à la philosophie qui nous sauvera des dangers de l'IA.......ou pas !
Pol
01/11/2023 à 15:16
Analyse hyper intéressante, complète et très humaine.
Là où croît ce qui sauve, Là est le danger même si ...réflexion lancée !
Merci et bravo à l'auteur
Marioniet
01/11/2023 à 20:57
La lecture de l'article évoque immédiatement le film de Quentin Dupieux : "Incroyable mais vrai" où Benoît Magimel est ..."équipé" d'un sexe électronique.
Vaxun Lexloir
09/11/2023 à 12:58
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