En 2021, S.A Cosby, le virtuose de la violence, publie Razorblade Tears, qui signifie littéralement « larmes de rasoir », et murmure : comment être pardonné par les morts ? En avril 2023, il est traduit en français - sous le titre La colère - par Pierre Szczeciner, pour les éditions Sonatine. Ce roman noir, cocktail molotov de fureur et tendresse, dépeint une Amérique contemporaine gangrénée par l’homophobie, le racisme et la masculinité toxique.
Ike Randolph, ancien prisonnier et chef de gang, s’est racheté quelques miettes de conscience et de tranquillité au fil des années. À plus de 50 ans, il est devenu patron d’une société de jardinage et propriétaire d’une maison, petite revanche sur la vie et le racisme dont elle a été pavée. Ike a promis à sa femme de ne plus commettre aucune infraction, même si quelque chose qui le dépasse, bout encore en lui.
Buddy Lee Jenkins est qualifié de vieillard alors qu’il n’a même pas la soixantaine. Chômeur et alcoolique notoire, il survit dans un mobil-home avec un carton pour table basse. Lui aussi a perdu beaucoup de temps derrière les barreaux et dans divers groupements de bandits, voleurs et autres joyeux drilles. Son ex-femme l’a quitté et s’est installée avec un homme politique aussi riche que conservateur.
Le premier est Noir, le second Blanc. À Richmond, ville très conservatrice de Virginie, le racisme creuse encore un profond fossé entre les êtres. L’intrigue se déroule quelques mois ou années après l’élection de Trump et « si on n'est pas blanc et hétéro, il vaut mieux surveiller ses arrières ». S.A Cosby doit le savoir : il a lui-même grandi dans le Comté de Mathews, à proximité de Richmond.
Le point commun qui rapproche les deux protagonistes est aussi nauséabond que les valeurs politiques de leur ville. Ils ont chacun rejeté et violenté leurs fils uniques, Isiah et Derek, en raison de leur homosexualité. Les deux amoureux se sont mariés et ont eu une petite fille, Arianna, avant d’être violemment assassinés dans la rue. Ce drame agit comme une déflagration chez les deux pères.
Malgré leurs différends, ils s’allient en un duo bancal et s’entraînent dans un road trip explosif. La police ne traite pas cette affaire, ils feront justice eux-mêmes. Derrière cette quête, la puissante tentative de se racheter auprès des absents.
La Colère reprend les codes du roman noir, né dans les années 20 en Amérique : grand banditisme, conflits avec les puissants, vengeance… En équipe réduite, les deux hommes font face à un gang de bikers et trafiquants d’armes et méthamphétamine : les « Sang Pur ».
Les deux protagonistes sont de parfaits anti-héros solitaires et cabossés par la vie qui réalisent que leur « coeur déjà fracturé pouvait encore se briser ». Le roman se déroule sur fond d’enquête, l’identité des meurtriers n’étant pas dévoilée au début du livre. Mais l’intrigue policière n’est pas le point fort de ce livre. Fragile, elle ne tisse pas une toile d’indices assez conséquente pour attiser la curiosité du lecteur. L’intérêt de La Colère se situe ailleurs : dans son rythme décapant, ses dialogues vibrants d’humour et sa profonde humanité.
Buddy Lee s’éclaircit la gorge. La solitude, il connaissait. Les nuits passées dans sa voiture ou dans son camion de livraison parce qu’il avait trop bu pour reprendre la route. Les journées à faire du stop pour rentrer chez lui après sa libération, parce que personne ne l’attendait à la sortie de la prison.
Les longues soirées devant la télévision, à enquiller les bières en essayant d’oublier la saveur des baisers de son premier amour et le rire de son fils.
- La Colère (p.299)
S.A Cosby réussit habilement à entrelacer une violence sans limites à une profonde réflexion sur l’amour. Lors de cette quête déjantée, les deux pères n’hésitent pas à tuer des dizaines d’hommes, les broyer pour en faire du compost ou à les menacer : « Je t'aurais bien fait bouffer tes mains jusqu'à ce que tu chies des doigts ». Ike et Buddy Lee sont nés dans le berceau de la sauvagerie et y ont été confinés pendant leurs séjours en prison, durant lesquels ils ont été forcés de s’endurcir pour survivre.
Le style de Cosby, très visuel, rappelle les débuts de Tarantino. Paramount Players a d’ailleurs racheté les droits du livre, avec Jerry Bruckheimer et Chad Oman à la production. Les scènes explosives conduisent à un final époustouflant, véritable déchaînement de haine gonflée à la testostérone.
Si ce duo de grand-pères est loin d’être innocent, l’amour dévorant qu’ils portent à leur fils les traversent de toute part. Dans la série Braquo d’Olivier Marchal, un marchand de sommeil arménien déclare que la « seule religion universelle c’est l’argent ». Le profit est très souvent le moteur principal des intrigues des romans noirs traitant du grand-banditisme.
Mais ici, la motivation monétaire est presque totalement absente, ce qui rend cet ouvrage particulièrement original. Il est parfois question d’honneur, mais la colonne vertébrale de tous les évènements c’est l’affection : familiale, amoureuse, amicale… Celle que l’on tait, que l’on développe sans le vouloir, que l’on maltraite et que l’on soigne.
Dans La Colère, la passion est le revers de la brutalité. « Buddy Lee songea que tout pouvait faire office d’arme si on était assez déterminé. Même l’amour. Surtout l’amour. »
Avec Les Routes oubliées (trad. Pierre Szczeciner, Sonatine), Cosby voulait montrer « comment la pauvreté influence les gens dans leurs choix par rapport aux activités criminelles ». La Colère porte, selon lui, sur « la tragédie de la masculinité toxique ». Et elle conduit au massacre. L’auteur qui connaît bien la Virginie dissèque une société aux abois, où les politiciens d’extrême droite font la loi, et dans laquelle les suprématistes blancs ont à peine besoin de se cacher.
L’amitié entre Ike et Buddy, qui se créée au fil de l’aventure, est une représentation des fractures sociales dans un territoire encore profondément raciste. Tous deux anciens prisonniers, Ike n’a pas bénéficié des mêmes conditions de réinsertion : « Quand on était noir au pays de la liberté, la moindre interaction avec un représentant des forces de l'ordre avait quelque chose de terrifiant. On avait l'impression de marcher en permanence le long d'un dangereux précipice. Et si en plus on avait le malheur d'avoir un casier judiciaire, c'était comme si ce précipice était bordé de peaux de banane. » Après les émeutes de Black Live Matters, Cosby dénonce à son tour, l’injustice raciale et les violences policières.
Il dépeint avec une acuité frappante, combien ces préjugés nous isolent au sein de nous-mêmes et de nos foyers. Et au terme de beaucoup d’efforts, un lien de confiance commence à s’établir entre deux êtres aux conditions d’existence présentées comme antagonistes. Buddy Lee, incapable de voir ses privilèges en prend conscience au contact de Ike. Après avoir baigné toute sa vie dans une ambiance familiale où les blagues xénophobes ponctuent les repas dominicains, il formule timidement des excuses.
Avant de traquer des tueurs, c’est la rédemption qu’ils recherchent désespérément. Pas celle qui leur permettra de passer du bon côté de la barrière, ils ont trop de cadavres dans le placard. Ils tentent simplement de réussir à se regarder à nouveau dans une glace. Cette quête qui influence tout le roman et n’a aucun fondement religieux, se réalise au contact de l’altérité.
Isiah et Derek sont deux présences fantomatiques, sur lesquelles nous n’avons que très peu d’informations. Nous savons qu’ils étaient courageux et fiers de leur orientation sexuelle, qu’ils étaient d’admirables pères et avaient une impressionnante intégrité. C’est au confin de l’inimaginable - enterrer ses propres enfants - que les deux patriarches réalisent que ces qualités là supplantent le fait d’être un membre de la communauté LGBTQIA+. Et au terme d’années de mépris, ils décident de leur rendre hommage et honneur.
Ce livre est bouleversant car il dépeint le choc des cultures et la défiance qui en ressort. Les protagonistes livrent une guerre incessante avec eux-mêmes pour dépasser cette suspicion fondée sur des normes qu’ils savent mortifères. Quand Ike entend un membre d'un dangereux gang affirmer, « un homme qui laisse son gamin devenir homo, c’est qu’il a échoué », il comprend pour la première fois combien cette phrase est fausse. Alors même qu’il l’a toujours répété.
Dans La Colère, la femme de Ike est un personnage courageux, taiseux et responsable. Et Ike ne cesse de pleurer. Le paradigme se renverse. Cosby dessine au scalpel, le portrait d’un homme misogyne, aux joues constamment mouillées, alors que dès l’enfance, les hommes sont élevés pour refouler leurs sentiments.
Dans une scène fabuleuse, Ike éclate en sanglots devant les membres d’un dangereux gang. « Est-ce qu’il pleurait ? Il n’en savait rien et il s’en fichait. Il en avait assez de cacher la douleur qu’il ressentait. Mais surtout, il n’en pouvait plus de ce chagrin qui l’étranglait. Il avait l’impression de devoir se battre en permanence contre une meute de hyènes affamées. Si Schlak et son gorille souhaitaient se foutre de sa gueule, libre à eux. »
Cosby dépouille les hommes violents et ils nous les présentent : écorchés et humains. Et nous n'en sortons pas indemnes.
Paru le 13/04/2023
367 pages
8,60 €
Paru le 06/04/2023
368 pages
Sonatine
23,00 €
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