Fritz Angst (peur) est devenu Fritz Zorn (colère) : entre les deux, la maladie, la plus angoissante de toutes : le cancer. Un terrible mal qui lui retira la vie à quelques verstes de sa 33e année. La fin d’un parcours sans péripétie majeure, et ce fut bien le problème : né pour la lutte, sous l’égide de la planète Mars, la paix le tua, il en est convaincu, à petit feu…
Le 02/05/2023 à 16:01 par Hocine Bouhadjera
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02/05/2023 à 16:01
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« Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. » À l’évocation de ce mot, le cancer, la plupart des gens frémissent. L’ambiance s’appesantit, et uniquement un humoriste virtuose comme Dieudonné, dénoncé pour d’autres facettes de son travail que sa pure vis comica, a réussi à faire rire avec ce sujet. Avec Fritz Zorn, on ne se marre pas un instant, sauf si on aime les sarcastiques, mais il dit le terme : « Le diable est conjuré parce qu’on révèle son nom… »
Le Suisse ne laissa qu’une œuvre, Mars (trad. Olivier Le Lay), concentré sur un aspect isolé de son existence : la névrose. Il cherche à comprendre : comment en suis-je arrivé-là ? Une vie sans relation amoureuse, sans sexualité, synonyme du précédent, sans amis véritables, sans grand accomplissement ; jusqu’à la maladie, sans échappatoire. Tout commence, selon Fritz Zorn, dans son étonnante famille, esquissée par l’un de ses singuliers membres. Quand les parents sont millionnaires, l’existence débute, en théorie, sous les meilleurs auspices…
Pas si simple semblerait-il. En revenant sur ses premières années, un constat : « Nous ne savions pas nous disputer. » Une enfance sans malheur, « mais mensongère » : « Mon éducation au conformisme fut parfaite. » Jamais de problèmes à résoudre, et donc aucune capacité à les affronter. Il le soutient dans sa souffrance, non sans ressentiment : « On peut dire de moi que mon éducation m’aura tué. » Avec les yeux nettoyés et sans nuance de la mort, il se retourne contre ses origines bourgeoises, dans ces années 70 de la contestation diffusée dans tout l’Occident révolu.
Spectateur de la vie plutôt qu’acteur, il reproduit le comportement de ses ascendants : impersonnalité de la politesse, absence d’opinion et exigence d’une harmonie par l’escamotage de tous les reliefs de l’existence. Des impératifs de la bienveillance rendus possibles par l’utilisation d’expressions vaporeuses, telles que « c’est compliqué ». On se protège. Il parle d’une « hérédité dégénérée ». Plus de dalle après plusieurs générations trop confortables et une sélection dans sa capacité à la fermer. Être respectable, travailleur et ridicule, comme savent si bien l’être les peuples germaniques. Les Japonais d’Europe.
Ces confessions sont, à l’instar de l’affirmation précédente, un portrait outré de la Suisse alémanique et son « understatement » protestant : « Tout très cher sans en avoir l’air », et on est riche de la même manière. Son aisance est preuve de la qualité d’un Homme en régime de Zwingli, et les sentiments, pas de la première importance : « Nous ne sommes pas des amoureux, que diable, mais des soldats ! » Enfin, une éducation chrétienne, aujourd’hui révolue : tempérance, renoncement, douceur, patience, et un grand non.
Les parents, comme tous les prudents, se sont sentis au-dessus de la mêlée, il en a fait de même. Le lycéen est devenu ennuyeux. Il fut celui – que l’on a tous connu – qui se tenait différemment, parlait avec un accent suranné, regardait fixement de terreur. Derrière sa timidité extrême, tout est 19e siècle : sa culture, son maintien, son look, sa distance… Il joue Goethe contre Elvis Presley : la « vraie culture », classique contre le contemporain.
Son corps a toujours été étranger à lui-même. À cette époque, il n’ose pas utiliser des termes comme « pantalon », trop sensuel à en rougir… Plus, il confesse une « idiotie » émotionnelle : « Je n’aimais bien personne, car je n’en avais pas la faculté. » On arrive à se demander s’il n’a pas été, à un certain degré, un autiste. Lui identifie une dépression qui s’étala sur des décennies, et qu’il nia pendant longtemps : « Celui qui pleure est malheureux, tandis que celui qui est déprimé à déjà perdu la faculté de pleurer. » L’expression la plus flagrante de cette névrose fut « assurément l’impuissance sexuelle ».
En résumé, il a été la victime de ces éducations qui forment chez l’enfant un Surmoi beaucoup trop développé. Il classe avec audace le cancer dans les maladies d’espèce névrotique. Un long parcours de refoulement. Il aurait « somatisé ». Cette boule apparue dans le cou au bout des solitudes et des désespérances serait toutes ces « larmes ravalées ». Le cancer serait une pathologie de l’âme. Toujours aussi difficile de se faire un avis aujourd’hui tant les mystères autour de ce mal restent entiers, d’où son aura angoissant.
Son tempérament profond pointe lorsqu’il organise des soirées avec représentations de pièces qu’il a écrites lui-même. Malheureusement, il les a tous brûlés dit-il : en réalité il en a sauvé, révèle Georgina Ticou. Autre symptôme de son caractère de feu couvert par une éducation d’une rigueur redoutable : son choix d’étudier les langues latines. On appelait alors celui qui ne manquait pas d’humour, sans jamais rire lui-même, Federico…
Fermé à aucune grille de lecture dans ce texte gorgé des théories psychanalytiques qu’il assimila sur le tas, ce grand cultivé passe par l’astrologie : d’où Mars, qui domine par son influence les personnes nées sous le signe du Bélier, « par nature, extrêmement créatives et d’une très profonde agressivité (non pas dans le seul sens de vindicatif et bagarreur, mais plus large de “capable et désireux de se confronter à toute chose”.) » Et « si ces êtres de tempérament martien ne trouvent pas au-dehors quelque chose sur quoi ils aient prise, et qui leur offre une résistance, ils retourneront leur agressivité naturelle contre eux-mêmes et se détruisent de l’intérieur ». C’est enfin, la tête, avec sa dimension créatrice et de leader.
Un Soleil en Bélier dans la maison 4 du Cancer… Celle du foyer et des sensations. Un mariage contradictoire de l’extériorisation totale et de la recherche d’intimité, qui s’exprima entre autres dans son rapport tourmenté à l’art, entre création et saccage de ses propres œuvres. Tout bien réfléchi, ce n’était pas des dons d’invention qui motivaient les artistes, mais « un défaut de vitalité », « une incapacité à être comme les autres ». Peut-être plus que la déprime, c’est le sentiment d’échec qui le consuma. La solitude sans fond lui impose des visions symboliques décrites par Carl Gustav Jung, autre Suisse : une figure féminine « pétrifiée de douleur, qui ne pouvait se résoudre à mourir ».
Il se hasarde à une autre affirmation : son cancer fut une bénédiction dans un certain sens, même « je l'ai voulu ; j’ai souhaité d’être précipité dans les fosses d’obscurité de l’enfer, pour pouvoir enfin être ailleurs que dans l’univers dépressif où j’aurais croupe pendant les trente dernières années de ma vie ». Et d’ajouter : « Sous ce rapport, tout ce qui touche au satanique m’apparaît aussi comme une délivrance. »
Cette maladie, le postant ses dernières années par-delà la vie, n’ont en rien débouché sur cette fameuse « paix intérieure » ou acceptation des récits de ce type. Ces prises de conscience illuminatrices ont déchaîné toute cette énergie contrainte. Sa haine est viscérale… Quelques mois avant son décès après plus de 2 ans de cancer, il ne cache pas sa désespérance, son « déshonneur » ; lui reste une ultime révolte à propager.
L’honnêteté dans la colère est totale, jusqu’à constituer la limite de la confession : trop de plaintes qui donnent cette coloration régressive à la Rousseau du Promeneur solitaire ; de pesanteur, de regrets, de ressentiments, et surtout, le plus dommageable, aucune cruauté qui demanderait un minimum de légèreté. Car oui, le ton clinique, et l’approche quasi exclusivement freudienne de ce texte, furent autant sa force lors de sa parution en 1977 en allemand, et en 1979 en France, qu’ils l'inscrivent dans son temps.
Mars est le résultat de son époque « freudo-marxiste » : abattre les autorités traditionnelles par la libération sexuelle. Il cite l’un des chantres de cette approche, Wilhelm Reich, et son constat : « Le bonheur c’est ce qui fonctionne. » La machine Fritz Zorn a rapidement été grippée : « Ma vie tout entière n’était qu’un problème sexuel non résolu. » Cette sexualité, qui « engage toujours le tout de l’être », il l’a sublime par une ultime offensive armée de la plume.
La dernière partie du récit quitte le nombrilisme du genre pour atteindre avec rage à l’universel : ses parents deviennent tous les parents du monde, et l’autorité de Dieu, parce qu’il est « le créateur du crocodile », est à rejeter. L’époque est à la bande à Baader, au terroriste Carlos, à l’Armée rouge japonaise…
La plupart des membres de la Fraction armée rouge menée par Ulrike Meinhof et Andreas Baader mourront la même année ou quelques mois avant Zorn. Il en est certain : ce cancer fut son « châtiment » pour avoir été par trop « sage et gentil ». On n'abandonne pas son éducation chrétienne comme ça... Il en appelle à faire sauter le Crédit suisse, tel un Taylor Dearden helvétique. Il a par ailleurs légué ses droits d’auteur à des organisations révolutionnaires suisses. Ce rejeton de la grande bourgeoisie zurichoise a fini dans une fosse commune.
Par sa tempête, il rend possible l’éclaircie. Le carcan suisse et occidental n’est plus le même que ceux de son époque, mais son message principal, dans notre temps où la psychanalyse est plus que remise en cause pour son approche pas assez « scientifique », ne perd pas de son actualité : ne pas se mentir à soi-même. Une manière de respecter ce précepte est de se l’imposer comme impératif personnel, car le cerveau est programmé pour se protéger de la dure vérité.
Un texte à découvrir pour sa forme travaillée, son ton de lecteur de Goethe qui se déride, et la profondeur du propos.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 13/04/2023
320 pages
Editions Gallimard
22,00 €
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