Le dernier livre de Chantal Chawaf, et l’un de ses plus remarquables, comprend trois récits précédés d’un préambule. Les premiers mots, intitulés « Préambule à la séduction », et écrits à la première personne, affrontent la question épineuse, mais essentielle des relations entre la violence et le langage. Écrire la violence exorcise-t-il ou aiguise-t-il la souffrance ?
Quoi qu’on pense de ces relations, l’important est de parler. La preuve en est sans doute offerte dans le premier récit, « Le Conte de démon : la séduction ». Celui-ci met en scène un trio de personnages : Guillaume et Gudrune, un couple marié habitant un quartier chic de la rive gauche à Paris et leur amie Helga, qui vit bien plus petitement dans un sous-sol mal aéré et mal éclairé dans un quartier populaire.
Hypnotisée par le regard ravageur de Guillaume qui profite de sa faiblesse et sa fascination, Helga est violée un soir par le mari, avec semble-t-il une certaine complicité de sa femme. Prise comme un oiseau dans une cage, Helga se laisse un temps séduire par Guillaume jusqu’au moment où, au bord de l’étouffement, elle se libère de la séduction – à la fois la sienne et celle du couple qui usait d’elle.
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Plus claustrophobique encore, le deuxième récit, « Dépression-Jazz », évoque la souffrance d’une femme réfugiée près du Lac Charles dans la Louisiane après avoir été violée par un fils de famille dévoyé. Violée de nouveau par la chaleur et par la végétation envahissante, la protagoniste étouffe comme Helga dans son sous-sol, pour ne jamais revenir à la surface.
Le troisième récit, « Skinned Alive : Anatomie d’un viol », est de loin le plus long, le plus complexe et le plus exigeant du recueil. Une jeune fille nommée Iphigénie se retrouve orpheline dès son plus bas âge, ayant perdu ses parents dans un raid aérien quand elle était sur le point de naître. Au début, c’est son père surtout qui lui manque, à tel point qu’elle est une proie plutôt facile entre les mains d’un ravisseur au crâne chauve qui l’enlève, la séquestre et la viole de manière régulière et insistante, la traitant d’enfant allaitée au biberon-pénis et au sperme.
Là encore une sorte de séduction entre en jeu, alimentée par la faiblesse physique et mentale d’Iphigénie, sacrifiée en quelque sorte, comme l’Iphigénie de la tragédie classique, par son père forcément absent. La souffrance d’Iphigénie culmine dans des tentatives de suicide, dans l’assassinat avorté de son « protecteur » pédophile, et dans une période dans un hôpital psychiatrique où le personnel médical s’intéresse davantage aux intérêts du violeur qu’à ceux de la « victime ».
Après ce long calvaire Iphigénie trouve quand même trois échappatoires, soit « réelles » soit imaginaires : le rêve de sa mère enfin de retour ; la joie un peu mixte de retrouver une amie collégienne encore indemne ; et la tendresse d’un jeune motocycliste qui la récupère lors de son suicide avorté.
Iphigénie retrouve donc l’affection vraie dont elle avait été privée dès son bas âge. Tout au moins en imagination, la séduction perverse et les viols dévastateurs qu’Iphigénie a subis sont suivis par l’amitié et par l’amour. Et la force et la finesse de l’écriture de Chantal Chawaf font barrage aux sévices dont souffrent ses héroïnes et qu’elle évoque si puissamment dans son « préambule séduction ».
Les thèmes qui sous-tendent les textes de ce volume sont apparemment différents, mais soudés par des tenants du langage et des constantes viscérales qui prolifèrent insatiablement dans ces récit. Ils portent sur les questions fondamentales de dichotomies entre existence et non-existence ; l’absence, le vide, ou bien le trop-plein, le désir et la révolte, allant jusqu’à l’autodestruction.
Les protagonistes, sujets malléables à volonté, se voient surfer sur leur agonie. Ils prennent un plaisir vicieux dans les sévices et les douleurs, dont l’impensable et l’inexprimable passent pourtant par le vécu du langage projeté par les émotions et la matière sexuelle.
Les différentes parties de ce volume déclinent le sac et le ressac d’émotions d’une/de personne(s) en manque d’amour, de sécurité, de raison de vivre. La densité, l’impulsion et surtout l’insistance de cette béance avivent les cicatrices de l’existence ainsi que l’addiction à la violence, que celle-ci soit administrée ou subie.
Chantal Chawaf réussit un tour de force en juxtaposant des textes apparemment différents mais tous sous-tendus par les notions de dépendance de l’autre, pour le bien ou souvent, pour le mal. C’est peut-être dans Le Conte de Démon : La Séduction que l’écrivaine nous offre le fil conducteur du volume : la « préparation », l’envoûtement d’une « victime » éventuelle, passant d’une supposée amitié conviviale entre un couple mûr et une jeune femme à « l’ensorcellement » de celle-ci, jusqu'au viol. Une agression non pas « sollicitée » mais subconsciemment inévitable.
Par contraste avec la longue « préparation » à « l’inévitable » dans ce récit, Dépression Jazz décrit le désarroi suivant l’abrupte violence d’un viol, la victime, ayant cherché à calmer cette cicatrice en vacances en Louisiane, admet : « On ne s’exile pas de sa chair. [..] J’attendais une lente asphyxie ».
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C’est dans Skinned Alive : Anatomie d’un Viol que Chantal Chawaf réussit l’exploit de réunir les éléments propres à la fusion/dichotomie d’une relation sexuelle abusive et la dépendance des deux protagonistes l’une de l’autre. Ici une femme violée se laisse entraîner dans sa « tanière » à lui, avec tout ce que cela comprend littéralement et métaphoriquement. Ici on « sent » l’odeur, la pénombre d’un endroit imprécis, menaçant, en symbiose avec le prédateur.
Mais le génie de cette dense écriture est de combiner le lieu physique avec le/les strate(s) de l’espace psychique, dans une matière aqueuse et glauque. Le langage persistant de cette écriture fait jaillir à la fois l’inconscient, le cerveau et la réciprocité du corps. La « victime » est à la fois violée/agressée et « complice » en « besoin » et en « manque ». L’agresseur devient sauveur, à travers la matrice de l’écriture.
Owen Heathcote et Maggie Allison
Honorary Senior Research Fellow in Modern French Studies
University of Bradford, UK
Paru le 02/06/2022
104 pages
Editions des Femmes
15,00 €
Paru le 23/05/2019
150 pages
Editions des Femmes
12,00 €
Paru le 27/08/2015
124 pages
Editions des Femmes
10,00 €
Paru le 18/03/2010
Editions des Femmes
20,50 €
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