Avec les deux grandes taches blanches sur ce plumage noir couvrante de son crâne au bas du dos, ailes atrophiées y comprises, il semblait porter un masque de super héros. Son ventre, entièrement blanc, lui conférait un aspect monochrome exacerbé par sa haute taille — autour de 80 cm. En 1844, le Grand Pingouin s’est éteint. Littéralement : son espèce a disparu.
On ne s’étonne plus des textes que Sibylle Grimbert délivre : on s’émerveille en revanche de cette lecture du monde qu’elle nous accorde chaque fois. Et plus encore de la langue pour ce faire. Le Dernier des siens ne ment pas : depuis la couverture au titre, l’histoire est écrite — comme la relecture du naufrage du Titanic.
Gus, scientifique ambitieux, part pour le compte du musée d’histoire naturelle de Lille à la recherche du grand pingouin : une mission d’observation, visant à rapporter un spécimen, mort ou vif, pour la plus grande gloire de l’institution. Une capture improbable permettra au jeune homme de maintenir en captivité cet oiseau, mis en cage dans sa propre chambre de travail.
Délaissant les premières heures d’une curiosité méthodologique — qui tient plus du scalpel que de l’empathie —, l’homme et l’animal glisseront vers une relation, d’incompréhension et d’apprentissage mêlés. Prosperous, ainsi baptisé, et Gus s’apprivoisent, dans une relation qui donne à la définition du Renard, une acception inéluctablement funeste. Avoir besoin l’un de l’autre, devenir uniques — mais ici, parce que l’oiseau, au fil des pages, revêt une dimension terrible.
Capturé, il échappera à la chasse des hommes — sa rareté lui conférant une valeur grandissante auprès des musées, des collectionneurs, donc des marins qui les tuent. On en mange dix, on en garde deux, et l’on se fait de belles fortunes, avec un bec. Mais ce salut ne change rien au devenir de l’espèce : au contact de Gus, dans cette adoption patiente et mutuelle, le scientifique finira par façonner un monstre.
Et contrairement au Dr Frankenstein, il ne conférera pas à son monstre un caractère belliqueux : « Prosp n’était plus un animal sauvage, comme si lui [Gus] avait créé une nouvelle espèce : le pingouin domestique. »
De l’un à l’autre, on saisit et prend toute la mesure du vivant, quand l’humain tente de comprendre et réfléchir son environnement — et que l’animal se contente d’y vivre en adéquation. Pourtant, Gus et Prosperous souffrent : l’un d’avoir produit cette anomalie, tout en le sachant le dernier représentant des grands pingouins, l’autre d’une vie qu’il assimile, étrangère et familière. Quand elle n’aurait jamais dû l’être.
« Gus pensait que sa présence réconfortait l’animal isolé. C’était idiot parce puisque Prosp ne savait pas qu’il était le dernier ni qu’il nageait dans un mausolée. »
Pourtant, Prosp prendra part, activement parfois, à cette vie au milieu des humains — allant jusqu’à réprimander l’épouse de Gus, quand il lui vient en aide, manifestant « un peu de compassion affligée pour cette pauvre mère, qui elle, était complètement perdue ».
Spécimen naturalisé de Grand pingouin, photographie de Pierre Petit (1831 - 1909) vers 1880 © MNHN
Après 100.000 années durant lesquelles l’humain a chassé le Grand Pingouin (essentiel dans la culture des Amérindiens), il suffit de l’arrivée des Européens pour précipiter sa chute. Facile à saisir, car si maladroit sur la terre ferme, il devenait une proie facile — et la facilité alimente la cupidité (la stupidité ?) chez l’Homme.
« Alors, se pourrait-il que nous, humains, ayons commis une erreur », interrogera Gus, poussé par sa créatrice dans ce questionnement tout rhétorique ? À l’heure de la sixième extinction, certainement bien entamée, nous ne savons – et que trop — combien nos erreurs nous coûteront à l’avenir.
Emporté par cette relation qui relègue le conte de Saint-Exupéry au rang de comptine un peu mièvre, le lecteur redoute pourtant la fin inévitable : personne ne lui a menti. « Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde », explique le Renard au Petit Prince. Et pour merveilleux que demeure ce récit, la relation entre Gus et Prosperous devient un hymne à la fraternité entre les espèces. À vous en coller des frissons, juste en y repensant...
Nous voici contraints d’assister – nous-mêmes premiers de notre espèce, dans une mise en abyme troublante : lecteurs voyeurs, témoins et suppliciés – au récit de cette extinction. Spectateurs d’un désastre qui en préfigure tant d’autres. Et qui expose, triste exemple de plus, le comportement de la plus turbulente des créatures terrestres.
Quand les cinq grandes extinctions tirent leurs origines de phénomènes climatiques, la sixième nous sera pleinement imputable.
« Ces munitions ne sont autres que la chasse, l’introduction d’espèces invasives, les évolutions climatiques. Nous touchons à nos standards géologiques. Nous modifions le fonctionnement de tous les océans. Nous changeons la surface de la planète. Nous détruisons des forêts entières et basons notre agriculture sur de la monoculture, néfaste pour de nombreuses espèces. Nous pêchons à outrance. Et la liste est encore longue. Nous ne serons jamais à court de munitions, avec l’arsenal dont nous disposons actuellement. »
Elizabeth Kolbert, auteure de La sixième extinction (trad. Marcel Blanc)
Le dernier des siens aboutit au résultat lamentable de comportements insouciants, mettant en scène la plus démunie de toutes les créatures — dernière, et déjà discriminée, des siens, qui ne sont plus.
« Une autre question se pose : même si nous arrivons à survivre, est-ce vraiment le monde dans lequel nous voulons vivre ? Est-ce le monde que nous voulons léguer à nos enfants ? »
Elizabeth Kolbert
La réponse de Sibylle Grimbert, au fil des pages, ne se dessine pas aisément : comme si le seul fait de poser la question en montrait la vertigineuse ampleur.
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