Pour célébrer le centenaire de la naissance du plus grand représentant de la Beat Generation, les éditions Denoël rééditent Les Anges de la Désolation. Un texte longtemps incomplet en France, avant que Pierre Guglielmina en propose enfin une magnifique traduction entière en 1998. « Récit foisonnant et magistral, ce texte a été qualifié par les aficionados de chef-d'œuvre inconnu de Kerouac. » C’est rare pour une présentation officielle, mais de ces mots qui recommandent le roman, rien n’est à retirer.
Le 16/05/2022 à 09:50 par Hocine Bouhadjera
423 Partages
Publié le :
16/05/2022 à 09:50
423
Partages
« La bougie brûle/Et quand c’est terminé/La cire repose en froides piles artistiques/ —C’est à peu près tout ce que je sais. »
Le roman/autofiction sublimée commence par une expérience extatique. Jack Duluoz, dit Jack Kerouac, seul sur le pic de la Désolation, nourri de lectures bouddhiques et d’un catholicisme mystique profondément ancré, reçoit une révélation : « Quand un enfant naît, il s’endort et rêve le rêve de la vie, quand il meurt et qu’il descend dans une tombe il s’éveille de nouveau à l’Extase éternelle (...) Et une fois que tout est dit et fait, cela n’a plus d’importance. (...) Avalokitesvara a posé sa main de diamant. » Le seul contact de l’auteur de Big Sur avec la civilisation passe par la radio qui le lie à ses collègues, de quoi faire fonctionner à plein la boîte à souvenirs. Sur sa montagne, il doit surveiller les apparitions de feux potentiels. Il est payé pour ça par l'Office des forêts.
Cette première partie, longtemps inconnue en France, n’est qu’un seul flux continu, sans organisation, réjouissante. Aucun tri, presque de l’écriture automatique, jusqu’aux borborygmes. D’où viennent-ils ? On est dans sa tête, et tout se bouscule. Des surgissements, « et on peut à chaque fois se demander pourquoi celui-ci plutôt que l’autre. On boit ce café et on se souvient que l’oncle est mort. » Parfois des rêves, la valse des sentiments : de l’euphorie au désespoir. Kerouac est venu chercher son expérience mystique dans la nature reculée. Si ce n’est pas la montagne, c’est souvent le désert. De grandes visions apparaissent encore alors que le feu menace sous les éclairs qui frappent sa cabane. « Désolation, Désolation,/où donc as-tu/gagné ton nom ? »
Après cette inexprimable compréhension, le Vide, le grand Vide bouddhique. L’envie de redescendre, l’ennui : « Pauvres cœurs humains cognant partout dans le monde. Horreur sans fond... plusieurs. Triste compréhension, voilà ce que signifie compassion — je renonce à la tentative d’être heureux. » À la suite de toutes ses expériences des limites, « tout ce que je veux, c’est un cornet de glace. » Il quitte sa montagne après 63 jours, on est en 1956. Jack Kerouac a déjà écrit une douzaines de romans, un seul a été publié, et Sur la route qui le rendra célèbre n'a pas encore dynamité la littérature américaine.
Toute sa naïveté, très américaine, lui a ouvert ces portes closes pour le cartésien : « Ma vie a moi ne peut être qu’enragée, perdue, partielle, critique, confuse, apeurée, stupide, orgueilleuse, méprisante, merde, merde, merde. (...) L’Aventure de la Désolation me surprend en train de découvrir au fond de moi-même un néant abyssal, pire même que cette absence d’illusion — mon esprit est en guenille. »
Kerouac est un grand souffrant lancé sur la voie du Christ. Toute son œuvre et sa vie ne sont qu’une grande Passion de Jack. Il n’est pas un saint, et ne peut rester seul. « Devant moi, des aventures m’attendent avec d’autres anges bien plus dingues, et des dangers, même si je peux voir que je suis déterminé à rester neutre — je ne ferais que passer à travers tout, comme ce qui passe à travers tout. »
Jack Duluoz (Kerouac) souhaite retrouver le Mexique, mais avant, il travers le pays de David Foster Wallace, dont San Francisco, où l’attendent tous les poètes de la Beat Generation, avant de traverser le monde et de revenir, toujours en posant son regard christique sur toute chose. Redescendu, le style foisonnant de Kerouac reste, mais s’assagit, se normalise (relativement), devient plus descriptif. Une écriture anarchique où les idées passent, reviennent, se contredisent, dans une grande conjonction des contraires. « Association de la pensée, la phrase lancée, le tiret, écrivez profondément, cherchez sa satisfaction : choc télépathique le flot couler : vous ouvrir et laisser jaillir. Que le Saint-Esprit parle à travers vous. »
Les visions laissent place à la chaîne des événements sur lesquels il pose son regard aux pupilles dillatées.
« Tout le monde partout est un ange, Charlie Chaplin et moi avons vu leurs ailes, vous n’avez besoin d’être une séraphique petite fille au triste sourire mélancolique pour être un ange, vous pouvez être une Grande Homasse à rayures souriant avec mépris dans une cave, dans un égout, vous pouvez être le mystérieux Wallace Beery dans un tricot de corps sale se grattant, vous pouvez être une femme indienne folle accroupie dans le caniveau, vous pouvez même être un brillant patron américain rayonnant et plein de convictions et les yeux pétillants, vous pouvez même être un sale intellectuel dans les Capitales d’Europe, mais j’arrive à voir les grandes et tristes ailes invisibles sur toutes les épaules et je regrette qu’elles soient invisibles et inutiles sur la terre et le furent toujours et tout ce que nous faisons n’est que nous battre à mort. Pourquoi ? (...) Tous pris au jeu de la trivialité — timide devant Dieu — même les anges se battaient. »
Des Américains patibulaires dans un bar de Seattle, ces rencontres en autostop, une danseuse qu’il contemple, « ivre et fou »... Kerouac sublime tous ceux qu’il croise : « Cela n’a aucun sens, le monde est trop magique, je ferai mieux de retourner sur mon rocher. » Chaque page, sa fulgurance. Difficile d’en lire les 550 quand chacune d’elle vous attrape par le col. À présent, le battement du jazz de San Francisco, sorte de capitale anarchiste américaine dans les années 50 : une palanquée de tronches, des fous, des poètes, des tristes, des sérieux, des délirants… Irwin (Allen Ginsberg), « 15 ans que nous nous connaissons et nous sommes observés l’un l’autre inquiets dans la vie. ». L’auteur de Howl est dépeint comme un petit hystérique « aux yeux apocalyptique », toujours accompagné du russe, Simon Darlovsky (Peter Orlovsky). L’ambition des deux grands naïfs psychotiques : pratiquer la poésie dans leur vie.
Raphaël Urso (Greg Corso), l’ancien taulard furieux, exalté, artiste, « dans ses ruminations radicales », et généreux. Julien Love (Lucien Carr), et également Bull Hubbard (William Burroughs) qui ne fait que passer. Toutes les figures de la Beat Generation sont dessinées par leur plus inspiré représentant. D’autres silhouettes passent : Jarry Wagner (Gary Snyder), héros de son roman Les clochards célestes, Alex Aums (Alan Watts), l'érudit bousillé sous morphine Old Bull Gaines (Bill Garver)… Et le plus important d’entre eux, Cody Pommeray, avatar de Neal Cassady, son mentor. Il apparaît dans le roman auréolé d’un halo de sainteté fracassée. Le téméraire Neal est ici le maîtr(isé) Cody, né parmi les clochards et les délinquants de Denver. Le non-intellectuel : un célicole de la route américaine. « Et ils sont tous là, mes amis, quelque part dans ses petites rues miniatures, et quand ils verront l’ange sourire — Ce qui ne sera pas si mal - La désolation, ça n’est pas si mal. » « Cody est donc le Conducteur du Train céleste, et tous les billets sont poinçonnés par lui parce que nous avons tous été de doux agneaux et avons cru aux roses et aux lampes et aux yeux de la lune. »
Kerouac nous fait vivre, avec un talent immense, la folie et ce désir de transcendance qui les animaient chacun à leur manière, comme la profonde ingénuité qui caractérise tous les jeunes peuples, et leur donne de la force. La San Francisco de cette époque semble le terrain de jeu idéal pour ces poètes idéalistes et douloureux, hurlant dans les bus et les rues des incantations nouvelles, et inventant une nouvelle littérature purement américaine. Tous ces jeunes artistes ont tenté de tracer un chemin anti-bourgeois et antimoderne dans l’Amérique intraitable des années 50, à « méditer et ignorer la société ».
Mais l'auteur de Mexico City Blues, qui ne peut s’arrêter, quittera également ses amis, pour continuer son chemin. On salue tout le monde : « Jack sois prudent tiens bon la rampe et souviens-toi de ce que je t’ai toujours dit mon petit nous sommes potes depuis longtemps dans ce monde de solitude je t’aime plus que j’ai jamais et je ne veux pas te perdre fils —. » Neal Cassady est né l’année de la mort de son frère adoré, Gerard. Kerouac voit en lui la réincarnation de ce frère disparu. Après le Mexique, il y aura encore Tanger, Londres, New York, la France et le retour aux États-Unis, le tout en passant.
Ces derniers chapitres, bien moins inspirés, et écrits plus tardivement, apparaissent clairement comme des greffes malvenues. L'auteur de Satori à Paris est usé. Le contraste de qualité entre les deux parties en est un témoignage sonore, mais quelques éclats subsistent. Cette fois-ci pointent les griefs tardifs de l'écrivain contre ses camarades et leur conception de la poésie. Le roman aurait dû s'achever par l'image de Duluoz/Kerouac, entouré de hobos dans un wagon, à méditer sur ces vies antérieures, direction un Mexique de rêve. A la place, on a le droit à un roman photo réalisé par des déglingués. On en apprend quand même plus sur l'écrivain et ceux qui l'ont entouré ou croisé, et c'est déjà beaucoup.
La Beat Génération est née sous la plume d’un journaliste et dans la Bohême autour de l’Université de Columbia et de Greenwich Village. Jack Kerouac donnera trois définitions de cette expression. Beat. D’abord, c'est être brisé par la vie, écrasé. « C’est la génération beat, ça veut dire béat, c’est le battement à tenir, c’est le battement du cœur, c’est être battu et abattu aux yeux du monde et comme le bout de la nuit… » C’est se dégager et voler selon.
Il y a également le beat, le rythme, la pulsation du jazz, sa cadence. Une prosodie be-bop. La rivière de Kerouac fait des zigzags. De l’art brut. Accepter ce qui advient. La forme est libre, sans inhibition aucune, ni syntaxique, ni esthétique. Le plus près possible de l’impulsion première. Écrire très vite. Kerouac croit en l’inspiration : il faut saisir la vérité avant qu’elle ne s’enfuie. Comme le chorus d’un jazzman. Kerouac fixe de l’éphémère, attrape ce qui passe comme un dément qui ne réfléchirait jamais à ce qu’il pense.
Et une dernière acception : la génération de la béatitude. Le déchirement personnel et des voiles de la réalité. Tous ses poètes et auteurs partent d’influences européennes : Céline, Rimbaud, Spengler, le freudisme, l’existentialisme, le surréalisme, « surtout (William) Blake », pour atteindre à une forme typiquement américaine, miroir de ces grands espaces que montrent François Busnel dans son documentaire sur le vintage Jim Harrison. Le transcendantalisme américain plane au-dessus de ces jeunes têtes désœuvrées.
L’inquiétude fondamentale de Kerouac parcourt tout le récit, et ses contradictions jaillissent. Le sens chez l'auteur et un constant refus du sens, en quoi il avance dans le chemin de Bouddha. Mais le non-sens s’accroche à lui, et il est d’une extrême difficulté d'en surmonter l'emprise. La sortie de l’illusion ne passe que par le dépassement du sens et du non-sens.
Si l’on considère, dans une approche symbolique des choses, comme chez certains auteurs ou écoles spiritualistes, que chaque continent est affilié à un élément, le continent européen serait celui du feu (dont les États-Unis émaneraient). Le gourou indien Osho, venu en Occident pour proposer ses techniques d’éveil et de développement personnel, constata que les techniques asiatiques, faites pour « le continent de l’air », n’étaient pas adaptées aux Occidentaux, caractérisés par leur agitation intérieure. Il proposa alors des techniques tournées vers un but : l’épuisement.
Une méditation du mouvement. C’est au bout de cette fatigue, dans ce vide des forces et des sentiments, que passerait la lumière… Les déambulations de Kerouac n’auraient peut-être que ce seul but.
Dans ce texte, écrit en 1956, Jack Kerouac n’est pas encore le naufragé qu’il deviendra, détruit par l’alcool et la notoriété qu’il ne pouvait supporter. Un roman de la liberté, du style (grâce à la formidable traduction de Pierre Guglielmina), qui nous fait pénétrer à l’intérieur de la Beat Generation, et qui offre la belle possibilité de pouvoir contempler les choses à travers les visions de Jack.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 16/03/2022
528 pages
Editions Denoël
24,00 €
Paru le 24/03/2022
202 pages
Editions Gallimard
19,00 €
Paru le 07/04/2022
272 pages
Editions Gallimard
11,20 €
Paru le 17/03/2022
256 pages
Editions Gallimard
11,00 €
Paru le 19/06/1974
384 pages
Editions Gallimard
9,40 €
Commenter cet article