Mahmoud ou la montée des eaux (Ed. Verdier, 2021) d’Antoine Wauters prolonge le leitmotiv de la résilience face au chaos. Il fait toutefois exception aux ouvrages qui le précèdent. L’auteur n'a jamais cherché jusqu'ici à situer ses histoires dans un cadre spatio-temporel précis. Pourtant cette fois- ci, la Syrie s’impose comme toile de fond. Six ans après le début de la révolution Syrienne en 2011, Wauters décide d’affronter une réalité plus que palpable. Par Goubault Clémence.
Quelques éléments ont nourri le cadre historique du roman : voyages au Liban, documentaires d’Omar Amirolay et contact auprès de poètes syriens. L’histoire part d’un drame : la construction du barrage de Tabqa en 1973 a entraîné la submersion d’un village par le lac El-Assad. Auréolée d’une puissance métaphorique, l’œuvre interpelle sur l’engloutissement de la vie. L’intrigue se passe en 2017, le narrateur est un Syrien âgé de 70 ans, à l’image de son pays. Il navigue sur le lac et plonge pour retrouver ses souvenirs, ses enfants, sa femme et la paix de son pays. Il convient avant tout de souligner la force d’une littérature qui autorise ce qui peut tant déranger. Lorsque certains imposent désormais qu’il faille être noir pour traduire un écrivain noir, Wauters réaffirme ici la liberté d’une plume qui permet à un jeune Belge de se mettre dans la peau d’un vieux Syrien. Il s’écarte de la cancel culture qui disqualifie des livres au nom d’une littérature un peu plus correcte. Comment le geste d’écrire peut-il froisser avant même que l’œuvre ait son mot à dire ? Wauters rappelle la littérature à l’ordre, dans son rôle premier, c’est-à-dire garant de la liberté d’éprouver et d’écrire.
L’écriture se veut silencieuse, telle une plongée paradoxale dans le chaos. Onirique et enveloppant, le périple du protagoniste nous invite dans ce qui s’est échappé, en vain ou presque. Ce va-et-vient entre deux mondes, entre subaquatique et aérien, entre rêve et réalité, instaure une poésie hypnotique, où la sensorialité conquiert ses droits. Si de nombreux vers se consacrent à la nature, aux couleurs et aux saveurs, ils offrent une poétique salvatrice du détail. Car dans un pays en guerre, la vie est suspendue à un fil et seules sont les petites choses qui la maintiennent : « Des oreilles comme des ailes de papillon, décollées, mais si souples, si belles. Des feuilles d’abricotier. Je les aurais mangées. »
Sans fioritures, la langue est simple. Le langage va droit au cœur. Le rapport du narrateur à l’enfance coule de source, dans l’enveloppe candide des mots. Mais cette disposition n’empêche rien, mieux, elle conditionne le renversement des âges « Vieillir, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit ». C’est ainsi que s’invite une réflexion sur la relativité des âges. Dans un pays où la mort est aléatoire, la temporalité se réinvente. Les vers libres reflètent également les mouvements tanguant de la barque. Mahmoud est en prise directe avec un mouvement balancier dans un pays où l’absurdité règne. La perte de repère est cataclysmique. La dilution des temporalités est le fil conducteur du peu de vie qui reste en Syrie — ni le passé, ni le présent, ni le futur n’existent. Comment la littérature fait-elle face à une telle tragédie contemporaine ? La démarche retorse des médias consiste souvent à parler plus des combats, des fiefs conquis par Daech et des villes fantômes dévastées, que des civils. L’effet est sans concession — on a tendance à oublier que des humains existent. Or Wauters entend bien plonger dans la psyché du narrateur. Nos réserves s’appliquent à ce conflit intérieur un peu trop soutenu entre affects et culpabilité du narrateur. Si une forme de courant de conscience se déploie, le ton élégiaque de la lamentation peut agacer. Le surplus d’humilité et de culpabilité frôle la caricature. La lecture se lasse face au pardon exagéré d’un homme qui s’excuse d’avoir eu plusieurs femmes. La pétrification psychologique irrite notre attention quand bien même elle reste légitime.
Force est de le constater, Syrie rime un peu trop avec oubli. Or c’est bien cette rime insoutenable qui apostrophe le royaume des morts, des disparus et des oubliés. L’ouvrage tout entier enjoint donc un dialogue avec les oubliés. D’une parole éteinte, à une parole ravivée, la forme poétique en vers libres s’entend avec l’oralité. Cette dernière est d’autant plus significative dans un pays où la parole ne recèle aucune valeur, à part pour ses dirigeants et ses fanatiques. De plus, les exactions infernales du régime de Bachar el-Assad déferlent au fil des vers, un pas risqué, au risque certes, d’en assourdir certains. Dans ce monde en proie à l’effroi, la barbarie apparaît en effet comme la seule alternative à elle-même.
Ce qui imprègne puissamment la sensibilité du lecteur, pour le meilleur et pour le pire, c’est cet art de l’exhibition du mal. On retient avant tout la force de la proposition : invoquer puis désigner le Mal, c’est déjà lui résister. Plus encore, Wauters entreprend un règlement de compte avec Bachar El-Assad. L’étau se resserre entre la vie londonienne étriquée de cet ophtalmo et la naissance du monstre. C’est bien ses hommes de main qui plus tard « feraient aux dissidents des brûlures de cigarette dans les yeux, passeraient sur eux des lames de rasoir et introduiraient des rats dans le vagin des femmes ». L’ignominie du spécialiste des yeux résonne et celle de sa kleptocratie encore plus. Le regard délibéré de Wauters mène le procès juge et tranche. Alors oui, seuls sont les vers libres qui rétablissent la justice avec justesse.
L’engagement de l’œuvre contrecarre avant tout la force vide des médias. Au cours des dernières années, on aborde la Syrie au moyen exclusif de données, de chiffres, ou pire d’images. L’image poétique déploie une troisième voie par-delà le conflit entre surabondance consommatrice vs. cruelle absence des images. La poésie est d’autant plus précieuse face aux documentaires qui imprègnent maladroitement les esprits. Le pathétique règne, même lorsqu’on relate les bombardements récents, les ultimes survivants de Damas, comme en témoignent les « documentaires-chocs » diffusés sur Canal +. Le procédé filmique ou photographique reste un montage — une vision montée avec un calcul de ses effets et de ses contre-effets. Quelle est l’implication de cette « communauté des images » (que Barthes avait prédite), sur nous, les Occidentaux, loin de l’horreur, quoi qu’on dise ?
La vulgarisation des images de guerre catapulte les yeux derrière les écrans — certains détournent le regard, d’autres cèdent à l’émotion. Sous le signe du courant très contemporain du pathos et de ses images pathétiques, le penseur G. Didi-Huberman éclaire alors la démarche de Wauters. Quelle est la motivation de l’hyperémotion sous couvert de communiquer les événements ? L’immédiate empathie ne va-t-elle pas à l’encontre de la « patiente compréhension que requièrent les événements » ? Les formes se complètent, Wauters nous le prouve. La poésie réaffirme sa légitimité lorsqu’il s’agit de parler de la guerre et même de la visualiser. Chez Wauters, la notion d’image « poétique » et non plus « pathétique » réinvestit un sens des valeurs. La valeur des mots remonte à contre-courant le fleuve contemporain des images. Par son abstraction visuelle première, elle déploie plus de sens pour certains qu’elle n’en affiche pour d’autres.
Par l’avènement d’une poétique merveilleuse Mahmoud ou la montée des eaux propose un écrit en rupture formelle avec l’approche médiatique de la Syrie. La pensée ose alors disséquer ce qui la dérange. Entre montée des eaux et accroissement de la violence, c’est une montée en puissance d’une littérarité qui tranche. Chaque vers se veut le manifeste d’un discours sensible, par une friction juste et survoltée, entre le chaos et les mots. L’ouvrage est porteur d’une intime conviction — la poésie déploie le désir avant l’horreur contrairement aux médias. Elle prouve surtout que l’horreur n’empêche pas le désir, lequel en devient alors l’unique mode de survie. Notre monde entend-il encore l’ardeur d’un désir, même sous les bombes, même à l’état de rêve ?
Antoine Wauters a reçu le prix Wepler 2021 pour Mahmoud ou la montée des eaux.
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 26/08/2021
130 pages
Editions Verdier
15,20 €
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