ROMAN FRANCOPHONE - Nom de code : Trencadis. Agent en opération : Caroline Deyns. Objectif de la mission : échafauder une anti-biographie de Niki de Saint Phalle. Protocole : infiltration, observation, interrogatoire des proches et retraitement des informations. « Agent Deyns, la femme sur la photo est votre cible. Ne vous fiez pas à l’apparente candeur de son visage, il s’agit au contraire d’un individu extrêmement difficile à identifier, à cerner, à manipuler. » Ce genre d’incipit, tout droit sorti d’un épisode de Mission Impossible, sied plutôt bien au projet de Caroline Deyns. Trencadis est en lice pour le Prix de l'Instant.
Quelle gageure en effet que de démêler le vrai du faux dans la biographie de Niki de Saint Phalle, tant son parcours fut animé par l’aventure, la modification, le point de bascule. Mondialement connue pour ses Nanas, « cette fille trop jolie dont la violence sifflait sous la peau » (p. 119) traverse la foule et le monde, se débat jusqu’au bout avec le schéma de l’être révolté, s’arme d’un 22 long rifle pour faire exploser ses toiles autant que les carcans sociaux.
Structuré autour de témoins plus ou moins fictifs, le roman de Caroline Deyns se lit comme une chronique des phases alternées d’euphorie et de profonde dépression d’une artiste excessive. Derrière les épisodes marquants se dévoile la moelle osseuse d’une personnalité hors normes, hors cadre. Niki de Saint Phalle est un corps en fusion, une matière volcanique, fluide, vivace et en même temps pendue aux us et jugements portés sur elle. Si la mère a des obligations, si la femme a des obligations, que reste-t-il alors pour l’artiste ? Pour survivre à son époque, la plasticienne comprend vite une chose : le mouvement, c’est la vie, c’est l’amour, c’est l’abandon. Au désamour de soi, aux tiraillements familiaux et autres sacrifices impérieux succèdent l’énergie sauvage, l’exubérance, la passion débridée.
Aussi, l’auteure franc-comtoise ne donne pas tant à voir le parcours de l’artiste qu’à rendre saillante la chair d’une héroïne romanesque. Elle s’affranchit du genre biographique car son postulat, elle s’en explique au micro de Mathias Énard (émission La Salle des machines, 15/11/2020, France Culture), consiste « à parler de [ses] propres préoccupations, celles qui motivent [son] écriture : le féminisme, la féminité, le vieillissement du corps, la difficulté pour une femme artiste à se faire une place dans un monde d’hommes ». Elle rebat les cartes. Elle se joue des styles, des points de vue et des formes littéraires pour plier, replier, déplier les pans d’une œuvre initiatrice, d’un appel d’air, d’une libération, d’un décloisonnement artistique au féminin. C’est malin sans être expérimental. C’est imagé sans être maniéré. Des instantanés couchés de-ci de-là, on ne s’émerveille pas. On y sent bien plutôt la gravité du moment, la tension du funambule sur sa corde. Quelle poésie pourtant.
« Peler la pomme, concentrée comme une gymnaste en suspension, le regard rivé sur le ressort de peau rouge en balance au creux du poignet » (page 67).
Quel plus vibrant hommage que ce parti-pris bariolé pour dessiner, recoller, dévoiler les parts d’ombre et de lumière de Niki de Saint Phalle, être aux écailles brutes et fragiles disparu en 2002.
Romain Vieillé
Caroline Deyns a accepté de confier quelques mots à l'annonce de sa sélection :
Cela peut paraitre surprenant, mais je ne connaissais de Niki de Saint Phalle, avant d’esquisser ce projet d’écriture, que ses Nanas. En aurait-il été autrement, aurait-elle été pour moi une figure marquante, tutélaire, familière, un modèle d’artiste et de femme admiré depuis toujours, je pense que j’aurais été trop intimidée, trop encombrée finalement, pour parvenir à lui consacrer un texte. Ce n’était donc pas le cas, et tant mieux, car j’ai aimé cette lente révélation du personnage au fur et à mesure de l’écriture, ce rapprochement graduel, ces petits pas exaltants qui ressemblent si fort aux premiers temps d’une amitié ou d’une histoire d’amour, lorsque notre curiosité est insatiable et que notre élan semble sans fin, lorsque nous voudrions tout entendre et comprendre de l’autre.
Ma première vraie rencontre avec Niki de Saint Phalle a été à vrai dire incidente – une visite estivale au Mamac de Nice – et mon premier désir d’écriture procède de l’étonnement, de cet étonnement propre au surgissement : étonnement de découvrir sur un cliché de jeunesse noir et blanc la beauté de son visage et ce regard intense, un peu fou, qu’elle braque sur l’objectif ; étonnement devant les événements marquants de sa vie répertoriés, traumatiques pour la plupart ; étonnement, enfin, devant des œuvres que je connaissais pas mais que je pressentais douloureuses, à mille lieues de la gaieté bariolée des Nanas. C’est là que j’ai réalisé à quel point celles-ci avaient faussé ma représentation de l’artiste, et combien leurs couleurs et leur désinvolture étaient menteuses à leur façon. Une prise de conscience suffisante pour susciter mon envie d’en apprendre davantage sur cette face dissonante méconnue et d’enclencher la petite turbine de l’imagination.
Pour autant, j’ai souhaité marquer le roman de ma relation première au personnage, à savoir l’utilisation de ses Nanas comme support d’activités graphiques lorsque j’étais enseignante du premier degré. C’est pour cette raison que le roman s’ouvre sur un dialogue d’enfants un peu déroutant au sein d’une classe de Maternelle : ce texte liminaire est le premier que j’ai écrit parce qu’il esquissait mon premier pas vers Niki. Quand bien même ma volonté de rester en retrait en tant qu’autrice, j’avais besoin de cette impulsion pour me souvenir et mettre en branle l’écriture. Malgré tout, ce premier chapitre va plus loin que le clin d’œil anecdotique puisqu’il m’a permis de mettre en abyme les thèmes propres au roman : les violences faites aux femmes, l’enfance innocente et malmenée, le contraste entre couleur et noirceur. Mais surtout, il a induit la forme kaléidoscopique que prend le texte abouti.
La structure d’un texte est très importante pour moi, elle précède même désormais l’écriture. Concernant Trencadis, il me semblait nécessaire d’échapper à la linéarité ennuyeuse d’une seule voix narrative déroulant l’histoire d’une vie. Ma volonté était d’écrire un roman et non une biographie, je tiens beaucoup à cette distinction. Bousculer la chronologie, proposer des éclats de vie dans le désordre aurait pu être une solution, mais j’avais déjà utilisé ce moyen dans mon précédent roman Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé qui tourne autour de la danseuse Isadora Duncan. Multiplier les voix narratives en était une autre. Très vite m’est venue l’idée des interviews de personnages ayant de près ou de loin gravité autour d’elle. Ce que je voulais avec ces chapitres, c’est faire miroiter les différentes facettes de Niki, admirable pour certains, condamnable pour d’autres, amener des angles différents, des perceptions décalées, un regard diffracté. Mais c’était aussi saisir l’opportunité de créer des ruptures de tons. La vie de Niki de Saint Phalle est assez creusée d’épisodes noirs pour que l’on puisse courir le risque de s’enfoncer dans cette obscurité et dans le pathos. Ce à quoi je me refusais : par respect pour Niki et son envie de vivre et de rire, pour conserver le mouvement de ses oscillations entre dépression et exaltation, pour ménager enfin quelques espaces de respiration, pour le lecteur et moi-même. Mais ces chapitres sont aussi des aveux d’humilité. Car, qu’il en aille du personnage en littérature ou de la personne que vous aimez, il faudra accepter de n’en avoir jamais qu’une vision parcellaire.
Ensuite, à côté de ces entretiens, il y a tous ces autres éclats, ces autres tesselles, dont l’idée m’est venue au fur et à mesure du projet. Les citations, par exemple, ont été choisies comme maillon narratif : raconter l’histoire de Niki de manière détournée, esquisser ce qui semble être des pas-de-côté mais qui n’en sont pas en vérité, tout en rendant hommage à des auteurs et des autrices que j’admire. Les dialogues, eux, ont été imaginés dans la même intention de continuité narrative, mais aussi pour faire écho au premier chapitre et donner cette résonnance contemporaine qui m’importait beaucoup. Quant aux calligrammes, ils m’ont été inspiré pour certains par les inventaires de tous ces objets hétéroclites qui saturent bon nombre d’œuvres de Niki. J’avais envie de cette matière-là aussi et de la transformer plastiquement à mon tour avec mes petits moyens d’écrivaine : en travaillant sur la forme du texte tout autant que sur les sonorités (la suite des termes a été travaillée pour son rythme et sa musique). Et puis les calligrammes m’ont donné envie de prolonger le jeu avec des expérimentations poétiques et typographiques, légitimés par mon sujet même : une plasticienne !
Toutefois, la forme mosaïque ne vaut pas que pour elle-même : elle est bien sûr étroitement liée au fond, soit au morcellement intérieur d’une femme qui n’a cessé, toute sa vie et son œuvre durant, mue par une volonté spectaculaire, de se rassembler et de se recréer. Pour anecdote, j’ai un temps (très court) mis en balance Trencadis et Be my Frankenstein (titre d’une de ses œuvres) parce que m’intéressait cette idée de segments de corps anciens à ravauder, recoudre entre eux, pour faire advenir la résurrection, la renaissance. Mais le rapiéçage suggéré me semblait trop empreint de morbidité. Il y manquait les couleurs, le scintillement, la lumière, qui caractérisent l’art étonnamment vivant de Niki. D’où le choix final de Trencadis : il suggérait davantage, en effet, le rôle primordial de l’art dans sa constante réinvention d’elle-même. En outre, ce titre m’est apparu d’autant plus signifiant qu’il me semble retrouver cette technique de mosaïque dans l’ensemble de son œuvre, qu’il en aille des agglomérats d’objets qui composent ses tableaux-tirs ou ses Mariées, ou même ses premiers collages sur plâtre, de la parcellisation du corps-patchwork des Nanas, des éclats miroitants du Jardin des Tarots.
Enfin, si l’on m’interroge sur le choix de ce personnage plutôt qu’un autre, je dirais que les événements qui ont marqué son existence m’offraient une perspective féministe et un prétexte à explorer différemment les thèmes qui motivent mon écriture depuis ses débuts : l’enfance douloureuse, le désamour maternel, l’avortement, la création empêchée et/ou salvatrice... Bien sûr, le roman se construit autour de l’être et l’artiste que fut Niki de Saint Phalle, mais il la déborde aussi volontairement en interrogeant la place et le combat des femmes en général dans l’art comme dans la société. D’où les échappées du texte qui, tout en respectant la trame chronologique et la véracité des faits biographiques, donnent également voix à d’autres femmes, souvent contemporaines, parfois anonymes, dont l’histoire poursuit celle de Niki ou lui font écho. L’important ici était de chercher à faire résonner le singulier d’un destin en chacun et chacune d’entre nous, et d’élargir ses rébellions aux nôtres.
Caroline Deyns - Trencadis - Quidam éditeur - 9782374911588 - 22 €
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Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 20/08/2020
364 pages
Quidam Editeur
22,00 €
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