RECIT ROMANESQUE - En août 1976, un jeune homme de vingt ans, qui n’avait encore presque rien publié, ouvrait sa préface à un recueil posthume d’Études de son père par ce « parti-pris », ayant déjà tout l’air d’une éthique : « Il faut déjouer les apparences : faire œuvre n’est pas seulement s’écouter en un dialogue interne avec soi-même, ni se confesser aux oreilles curieuses. Plus rares et plus discrets furent ceux qui prêtèrent attention à la parole d’autrui (…) ». Cette inclinaison à ne pas se suffire, à regarder au-delà de sa flamme d’autres incendies, sans doute la reconnaîtrait-il aujourd’hui dans Le dernier hiver du Cid. Livre d’amour et de mémoire. Par la vertu d’une écriture tenue mais musicale, Jérôme Garcin arrache à la mort un peu de son empire et chante, non un mythe, mais un homme de chair, vivant.
Ce 5 novembre 1959, Gérard Philipe, entre en clinique pour une opération bénigne du foie. Son chirurgien découvre un cancer foudroyant et referme, ne pouvant plus rien faire. Prince d’une France de l’après-guerre ayant soif de jeunesse et de pureté, incarnation du don et de la grâce, le comédien de trente-six ans est condamné. Seule Anne, sa femme, est informée. Elle choisit de lui taire son mal. Une lame s’est abattue sur le temps : le couple retrouve son appartement de la rue de Tournon où il meurt cinq jours plus tard.
Peut-on encore se représenter ce que fut la stupéfaction du monde en ce 25 novembre 1959 ? La France venait de perdre son fils préféré. Raconter la fin de cette vie, où tous les éléments de la tragédie grecque sont réunis, semblait être une traversée bien périlleuse. Jérôme Garcin en évite les récifs par le maniement d’une prose noble et passionnée qui contient l’émotion du lecteur jusqu’à la dernière page. Il accoste et se libère, reconnaissant d’avoir rencontré un ami. Mais quelle est la nature exacte de ce texte qui n’est ni un roman, ni un portrait, ni un hommage, ni une réflexion sur la mort ? Il nous est aussi étrange que familier. À quelle nécessité répond-il ?
Le dernier hiver du Cid est l’histoire d’un destin coupé net. Par ce caractère il s’inscrit dans la lignée des vies intenses, pleines et si menacées par l’oubli ou la négligence, auxquelles Jérôme Garcin redonne une présence de papier : Jean Prévost, Jacques Lusseyran, Hérault de Séchelles, Jean de La Ville de Miremont... De son histoire familiale dont ces évocations dessinent le contre-point, Gérard Philipe est peut-être depuis longtemps l’horizon. Rendu réel, présent, affamé de projets et de lectures, la souffrance n’a pas perverti son exigeante jeunesse. L’auteur a-t-il songé à cette formule de son père, dans un ultime article sur Péguy : « L’effort de la probité laborieuse allait de pair, chez lui, avec la préscience tragique de l’accident qui romprait son élan. » ? Les existences se répondent mystérieusement ; la littérature déchiffre leur langage d’abîmes.
Fallait-il révéler ou cacher au malade que son sort était scellé ? Face à toute question philosophique doit se formuler une réponse à la fois morale et pratique. Cette réponse, c’est la magnifique figure d’Anne Philipe qui l’incarne. L’homme ne doit-il pas pouvoir se préparer, exprimer un souhait, donner à ses derniers instants valeur de symbole ? Mentir pour épargner a-t-il un sens ? L’attitude de l’auteur du Temps d’un soupir laisse à penser qu’il y a une saine folie à se projeter à corps perdu, perdant, vers un avenir dont l’arrêt semble joué d’avance. Aussi, dans ces quelques jours, retrouve-t-on tout ce que fut Gérard Philipe : le héraut de l’Esprit du TNP (« Le TNP c’est le public ! »), le prodige qui a rendu toute leur chaleur aux classiques, de Corneille à Musset, avec un lyrisme et une franchise dans lesquels un public populaire s’est reconnu ; l’homme engagé à gauche, mettant son immense notoriété au service des plus faibles, l’infatigable animateur du syndicat des comédiens ; l’incarnation d’un idéal. Le camarade, l’ami, le mari et le père aimant : « Les siens l’ont emporté dans le ciel des dernières vacances, à Ramatuelle, près de la mer, pour qu’il soit à jamais le songe du sable et du soleil, hors des brouillards, et qu’il demeure éternellement la preuve de la jeunesse du monde. » (Aragon).
Sur ce récit d’admiration où tout est vrai, souffle une intensité romanesque. Or, chacun sait que le personnage principal d’un roman est toujours le temps. Comment Jérôme Garcin, grand lecteur de Stendhal, promène-t-il son miroir ? Les trois premiers chapitres préludent : août, septembre, octobre. C’est l’heure d’insouciance où quelque chose va arriver. Puis, à partir du 5 novembre, comme un impitoyable maître de chapelle, le temps marque la mesure et le lieu (un chapitre par jour). Pas à pas le lecteur accompagne Anne et Gérard Philipe, comme autant de stations.
Mais si d’une main le temps règle la marche, de l’autre l’écrivain joue des situations, des amitiés, des visites, donne mille détails, rapporte des conversations, des paysages, bref « badine » avec l’imagination du lecteur et invente avec lui une horloge à temps conté. C’est pourquoi, bien que connaissant parfaitement l’issue du voyage, nous nous laissons aller à espérer…
À la façon des enfants Philipe (pages d’une tendresse infinie) qui passent dans le récit sans avoir toutes les clés de ce qui s’y joue, le lecteur se projette dans un présent qui prolonge l’histoire au-delà du livre. Le narrateur, maître de la partition, ne se peint pourtant jamais omniscient. La création littéraire est indissociable d’une morale d’écrire.
Par sa rigueur et la calme urgence de son style, Le dernier hiver du Cid ne cesse d’évoquer Le temps d’un soupir. Le long dialogue de Jérôme Garcin avec Anne Philipe s’est-il jamais interrompu ? N’a-t-elle pas contribué à orienter le jeune lecteur de Spinoza vers une éthique ? « On s’efface à mesure que l’on se souvient des autres ». (Théâtre intime) Cependant, l’esprit frémira des fantômes qui affleurent d’autres textes. Allons plus loin : on assiste à un ressaisissement de l’œuvre entière pour tendre vers ce dernier ouvrage. Vies tissées de résistant, de père cavalier, de frère jumeau, d’ogre suisse, d’excellence à La Garde-Freinet, et d’une foule de médecins… Si ces livres dessinent en creux un portrait de leur auteur, ils forment aussi une chaîne de fidélités tendant vers l’interprète du Cid et le père d’Anne-Marie. Et l’on peut se demander si ce dernier texte ne ferme pas un cycle.
Grand comédien, Gérard Philipe fut aussi grand lecteur : ses derniers livres annotés en attestent. Du texte de Garcin serait-il l’œil rêvé ? Celui qui en donnera l’imprimatur. Geste de transmission. Il fait le lien entre les générations, mettant en récit la mémoire familiale des enfants et petits-enfants des Philipe. Passeur, le livre préservera la mémoire d’un homme auprès de cette « génération de l’oubli » qui ne l’aura pas vu jouer, méconnait ses films, n’écoute plus les enregistrements du TNP…
Car s’il venait un jour pour que se perde la voix de Gérard Philipe, la voix du Cid, alors vraiment ce serait « Le dernier hiver ». Ce livre est l’accomplissement d’une éthique et d’une esthétique, et l’écrivain devenu célèbre peut cosigner ce que le jeune homme de vingt ans méditait de son père : « C’est en un au-delà du mot précis et de l’écriture droite que se consume la véritable passion et que jaillit la substance éternelle d’un homme. »
[NDLR : La librairie Le Presse-Papier accueillera Jérôme Garcin lors d'une soirée ce jeudi 28 Novembre. Plus d'informations ici.]
Jérôme Garcin - Le dernier hiver du Cid - Gallimard - 9782072797293 - 17,50 €
Paru le 03/10/2019
197 pages
Editions Gallimard
17,50 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
25/11/2019 à 23:37
Gérard Philipe,le temps d'un soupir...
Le temps d'un dernier soupir...rue de Tournon à Paris,là où une foule immense lui rendit un dernier hommage.
Ce qui se passa dans cette même rue soixante ans plus tard pour un Chirac qui, lui, laisse au contraire l'image d'un homme diminué par la maladie, contrairement à l'éternellement jeune Gérard Philipe !
Quels jeunes le connaissent encore, cela dit ?
Mais si Philipe avait vécu, Delon aurait-il pu devenir le n°1 si vite et presque sans lutte ?
Question sans réponse...
Gérard Philipe représente une époque pré-Bourdieu où la culture classique était considérée comme désirable et où la transmettre y compris aux classes populaires était considéré comme hautement souhaitable.
Une démarche non élitiste mais élitaire (l'élitisme pour tous), visant à ouvrir le champ de réceptivité sociale à cette belle culture.
Dorénavant déconsidérée,marginalisée, quasi oubliée...
Il manque sans doute un Gérard Philipe pour en donner le goût mais heureusement, amis français,que vous avez un Luchini pour incarner la langue française et la littérature sur scène !
Mais pas de moderne Gérard Philipe à l'horizon et le livre de Jérôme Garcin est une bonne piqûre de rappel en ce qui concerne cette étoile du cinéma trop vite disparue.
CHRISTIAN NAUWELAERS