ROMAN FRANCOPHONE – Avant, quand la production éditoriale ne nous inondait pas encore de « témoignages nécessaires » (= sordides) ou de « vibrants hommages » (= chiants) à je ne sais quel énième père résistant ou quelle mère courage ou ta grand-mère sur la commode aux tiroirs de couleur, goudronnés bien sûr d’une « écriture sublime » (= pauvre comme un étudiant sous Covid), il y avait la littérature, et Jean Rolin, avec son délicat et poétique Pont de Bezons (POL, 2020), se promène tranquillement, à part, sur ses berges.
« Chanter Bezons, voici l’épreuve ! » écrivait Céline dans l’obscure préface d’un livre disparu. Pourtant Jean Rolin ne s’attarde pas (qui a dit : « heureusement » ?) à cartographier cette commune anodine du Val d’Oise : il suit, sur une année, un projet d’exploration périurbaine « qui consistait à mener sur les berges de la Seine, entre Melun et Mantes, des reconnaissances aléatoires, au fil des saisons, dans un désordre voulu ». Projet dont le désordre n’est qu’apparent en réalité, car il se voit démenti par une observation méthodique et scrupuleuse, voire obsessionnelle, de son environnement immédiat, depuis le départ dans un parc de Gennevilliers jusqu’à son achèvement, son point d’orgue si l’on peut dire, qui conduit l’auteur d’Ormuz, des Événements ou encore de Zones, à passer une nuit de juillet dans une chambre d’hôtel avec vue imprenable sur le pont de Bezons, pour y voir se lever le jour.
Pourquoi donc le pont de Bezons, nous dirons-nous, et pas un autre ? Peut-être parce que Maupassant : « Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois, et, sur le pont, ç’avait été un ravissement ». Ou peut-être parce que Céline encore, selon qui, par Bezons et tout particulièrement son pont, passerait « toute l’Histoire de la France », à mesure de ses destructions et reconstructions successives. Ou peut-être enfin parce que Van Gogh, Monet, Caillebotte, et tous les Impressionnistes qui ont arpenté les rives de la Seine en long et en large pour trouver matière à leur art.
Au XIXe siècle, les peintres et les écrivains empruntaient les chemins de fer en pleine expansion pour sortir de Paris et puiser dans la campagne une inspiration revigorée et une esthétique nouvelle. C’est aujourd’hui le tramway, « les lignes de bus à trois chiffres » et les longs chemins de traverse qui conduisent Rolin à suivre des itinéraires parfois « pauvres en péripéties », ensemble de zones mal définies, souvent représentées par des étendues de gris sur les cartes, où s’entremêlent et se succèdent les usines, voies de chemins de fer, ponts et passerelles, terrains vagues, sentiers interrompus, Courtepaille et Buffalo Grill isolés, tout cela voisinant, s’imbriquant même à des parcelles de nature plus ou moins vastes où s’ébattent encore quelques oiseaux rescapés, décrits finement par le passionné d’ornithologie qu’est Rolin, qui se compare avec drôlerie à ces vieux militaires nord-coréens accompagnant, carnet et stylo à la main, jumelles pendant au cou et grand sourire forcé aux lèvres, les moindres déplacements de Kim Jong-un.
J’évoque la période impressionniste mais ce n’est pas tant le sujet, sur lequel existe déjà pléthore de livres qui recensent probablement chaque bicoque peinte par le moindre artiste du pénultième siècle. C’est en fait, dans ces espaces de bordure et notamment dans les villes de région parisienne, toute l’histoire de France qui se téléscope de façon saisissante avec la France d’aujourd’hui, cette dernière accueillant désormais, en même temps que les nouvelles populations, des bars à chicha, des cafés kurdes ou des salons de coiffure congolais dûment répertoriés par notre cartographe-écrivain. Et cette évolution historique se voit non pas à Bezons comme le clamait Céline, mais partout et notamment dans l’odonymie, de l’avenue Anatole-France (que « pratiquement plus personne ne lit », dit Rolin sans avoir l’air de le regretter) à la rue de la Commune-de-Paris à Nanterre, de l’énigmatique « Fosse à Jean Lucas » à la rue des Cas-Rouges « dont on ne sait s’il se réfère à une maladie ou à une page glorieuse du prolétariat ».
Le style de Rolin nous donne l’impression qu’il déambule avec un dictaphone à la main plutôt qu’un carnet et un stylo, en nous restituant, tel quel, le fruit de ses minutieuses observations. Le détachement de son attitude et l’élégance de son expression donnent à l’ensemble une teinte de tendresse et d’humour subtil, et confère à ces villes et leur aménagement un aspect curieux, frappant quelque fois. Un exemple :
« Un autre panneau, cette rive en étant décidément très prodigue, assurait que le quartier de la Reine-Blanche, où l’on se trouvait, devait son nom "à la croyance selon laquelle Blanche de Castille y aurait accouché du futur Louis IX", et un troisième et dernier panneau expliquait comment un square minuscule, en bordure du chemin de halage, avait été dédié par la ville de Carrière-sous-Poissy, où elle habitait au moment de sa mort, à Clarissa Jean-Philippe, la policière assassinée le 8 janvier 2015 par Amedy Coulibaly. »
Cet autre passage est également représentatif de la profondeur historique dont témoignent nos villes en constante mutation :
« Dans la partie centrale de la rue de Paris, dont le nom suggère qu’elle a été dans le passé la rue chic de Villeneuve, la plupart des commerces sont ouverts, et c’est l’occasion de constater que comme à Corbeil, et même de façon plus nette encore, ces commerces, en même temps que le centre-ville se paupérisait, se sont ethnicisés, les progrès de la certification halal, dans l’alimentation, allant de pair avec une prolifération extraordinaire des salons de coiffure dont la clientèle, comme le personnel, est issue de l’immigration : pas moins de onze, du plus humble au plus clinquant, sur les trois ou quatre cents mètres que mesure ce segment de la rue de Paris. Aux deux tiers environ de sa longueur, à l’angle de la rue du Pont-de-fer, sur le mur, revêtu d’un crépi jaune silure, d’une maison dont le rez-de-chaussée abrite un fast-food halal, le Chicken Ville 9, une inscription peu visible et curieusement imprécise signale que "Madame de Sévigné a séjourné à plusieurs reprises dans cet immeuble vers les années 1676. »
[Premières pages] Jean Rolin - Le pont de Bezons
Aucun jugement ni aucune considération politique dans le livre de Rolin bien heureusement, puisque la moindre tonalité de ce genre aurait sans doute donné au livre une dimension houellebecquienne qui n’aurait intéressé personne. Et de toute façon il ne faut pas s’y tromper : dans ces territoires en marges, en mouvement permanent, l’étranger, c’est bien Rolin, qu’on regarde comme s’il était, lui, issu de l’immigration parisienne, tant il inspire aux rares humains qu’il sollicite une méfiance qui se transforme en animosité, à l’occasion.
On pourrait supposer que ces terres inhospitalières aux confins de Paris, dont les seuls monuments prennent soit la forme des tours de la Défense qu’on aperçoit au loin, soit celle d’un « transformateur abandonné, tagué, envahi par le lierre, environné de détritus », soient quasi désertiques : il n’en est rien. Si Rolin fait la rencontre fortuite de plusieurs individus – Tibétains en bande, pêcheurs belges, Roms devant leurs caravanes, ornithologues hostiles, réfugiés afghans ou moldaves ou autres marginaux non identifiables – c’est surtout par ce qu’elle laisse derrière elle que se fait visible la présence humaine : déchets nombreux, ici ou là des graffitis, une vieille moto rouillée et désossée… Mais encore une fois, plutôt que de le déplorer, le souligner et le surligner, leur simple évocation, mêlée à la description de la nature (notamment des oiseaux) crée, à la longue (et c’est parfois long, parfois répétitif, parfois déroutant, il faut le dire aussi) une atmosphère particulière, comme si nous étions nous-mêmes membres de l’expédition.
On comprend finalement que le pont de Bezons n’était qu’un vague prétexte à la déambulation, et, au risque de divulgâcher (du franglais « spoiler ») et surtout de décevoir les amateurs et spécialistes des ponts en tous genres, qui je suis sûr sont très nombreux à me lire, on ne saura rien de ce fameux lever de jour depuis la chambre d’hôtel, tant attendu. Mais au milieu des ribambelles de témoignages-salutaires et des tartinades d’hommages-poignants, ce pont de Bezons-là, aussi curieux et décalé soit-il, ne fait pas de mal à lire.
Jean Rolin - Le pont de Bezons - P.O.L. - 9782818049112 - 19 €
Paru le 20/08/2020
237 pages
P.O.L
19,00 €
Commenter cet article