De Londres à New York, on se l'arrache, tout le monde en parle. Les débats sont féroces autour de cette trilogie « érotique » qui dépasse tous les records de vente. Même Bret Easton Ellis s'est proposé pour en écrire l'adaptation cinématographique. Et elle arrive en France. Va-t-elle avoir le même succès que chez nos voisins anglo-saxons ? Espérons que non.
Le 20/08/2012 à 14:53 par Julien Pessot
Publié le :
20/08/2012 à 14:53
« Everybody wants 2 B a pornstar »
Dire que la trilogie Fifty Shades of Grey s'inscrit dans la lignée des Dominique Aury (Histoire d'O) et Elizabeth McNeill (9 semaines ½) serait faire insulte à des oeuvres portées par de véritables convictions et par de véritables engagements personnels d'auteurs dans l'écriture et dans la société. Foin de ces références sans cesse mises en avant pour justifier la vulgarité et l'inanité de l'oeuvre. La réalité est que Fifty Shades of Grey est un pastiche grossier et éhonté qui cache mal son dessein essentiellement mercantile et pornographique. Foin aussi de ce qualificatif d'« érotique » qui sert de prétexte à de fausses audaces et qui, en même temps, sert à titiller les fantasmes de lecteurs toujours avides de frissons clandestins. Pour rester dans le ton de son auteur, E. L. James, Fifty Shades of Grey est un livre de cul, bâclé, torché, et parfaitement commercialisé.
Un lecteur américain, Eclipsergt, résume très bien Fifty Shades of Grey : « Intrigue faible. Tout axé sur les descriptions. C'est essentiellement : sexe, sexe, sexe... divers trucs au hasard... sexe, sexe, sexe... livre deux... sexe sexe sexe... divers trucs au hasard... sexe, sexe, sexe... livre trois.... sexe sexe sexe... divers trucs au hasard... divers trucs au hasard... sexe sexe sexe... divers trucs au hasard qui enfin prennent un sens... sexe sexe sexe... fin de la trilogie.»
On y retrouve tous les clichés du genre (porno SM) : le gars riche, célèbre et « si divinement beau » (comme on nous le répète à chaque page, comme pour nous contraindre à la même adulation béate), le contrat de soumission, la sortie dans la rue sans dessous de vêtements, le sexe en plein air à la sauvage, les promesses de liberté totale, le dénigrement du conformisme des autres, la sortie sur la volonté de puissance et de contrôle.
E.L. James
Même si l'auteur peine à cacher la vulgarité et la bêtise de son idyllique héros : « J'aime ce que le contrôle m'apporte, Anastasia. » à savoir « C'est le fait de savoir que tu es mienne pour faire tout ce qu'il me plaira - le contrôle ultime sur quelqu'un d'autre. Et ça me fait vraiment bander. Énormément, Anastasia. Vois, je ne me l'explique pas moi-même très bien... » De toute façon, cela n'a strictement aucun intérêt, et le héros ne s'en cache pas. Bref, tout cela est aussi riche que la musique de Shauna Sand ou un film de Sasha Grey.
Everybody wants a « little Grey »
Mais alors qu'est-ce qui fait le succès de Fifty Shades of Grey ? Comme l'ont admirablement montré Brian Brushwood et Justin Young, peu importe la qualité du livre si l'on veut vendre, du moment qu'il répond à la perfection aux attentes et fantasmes d'un lectorat. Et cet archétype du « mummy porn » est parfaitement calibré, comme un tube de l'été, pour enflammer les ventes.
En effet, à l'image d'un Twilight, la vaste majorité des fans se pâme autour de la pseudo-relation sentimentale que Christian et Anastasia peuvent avoir. Peu importe que la jeune femme, « fraîchement diplômée », soit d'une niaiserie et d'une mémoire embarrassantes (« Enfer, si seulement mon esprit n'avait pas tant de peine à suivre mon corps »). Le méchant n'est pas ce qu'il semble être : c'est un être sensible et fragile qu'il faut « sauver malgré lui ». Et tant pis pour l'image contradictoire du prédateur suprême, Grey.
Apparemment, les personnages font preuve d'une complexité psychologique inattendue qui vient, providentiellement, justifier ces accumulations de scènes de sexe à l'infini : « C'est un homme dans le besoin ! Sa peur est nue et évidente, mais il est perdu... quelque part dans sa noirceur. Ses yeux sont grand ouverts, livides et torturés. Je peux le rassurer, le rejoindre brièvement dans les ténèbres et l'amener à la lumière. » Alléluia.
« Holy » « Big » « Awesome » « Hmm... »
Bref, d'histoire, de fil narratif, il n'y en a pas. De psychologie, que des clichés éculés accumulés et jetés ça et là selon le regard d'une nunuche qui discute avec son inconscient et sa « déesse intérieure », qui se veut rebelle et se soumet à tout et (vraiment) n'importe quoi, aussi caricaturale que cet homme « si mystérieux », Dieu dans la vie et au lit (« Il grogne. 'T'es si étroite. T'es ok ?' [...] Je suis une femme neuve. Je veux cet homme, désespérément, et il me veut. »).
Quant au style... Jugez sur pièces : « Il sourit, puis sort du magasin avec une nouvelle intention, portant le sac plastique sur son épaule, me laissant telle une masse tremblante d'hormones en furie. Je passe plusieurs minutes à regarder la porte fermée par où il vient de sortir, avant de retourner sur la planète Terre. Je n'avais jamais ressenti cela pour personne. Mes hormones s'emportent. [...] Je ne comprends pas cette réaction. Hmm... Désir. C'est le désir. C'est donc comme ça que c'est. » Ou plus fulgurant encore :« Merde, je pourrais faire une combustion spontanée juste sous l'action de son regard. » Même quand il s'agit de la meilleure amie d'Anastasia : « 'Plus tard bébé', grogne-t-il. Kate fond. Je ne l'avais jamais vue fondre avant. » Et on ne parle pas du réveil enchanteur : « C'est un beau matin de mai, Seattle à mes pieds. Waou, quelle vue. À mes côtés, Christian Grey est encore endormi. Waou, quelle vue. »
Finalement, on en oublierait presque qu'il s'agit d'une histoire de domination cruelle. L'héroïne aussi, dont le mécanisme émotionnel est des plus curieux : « Un martinet... hmm. Je pense que je suis choquée. Mon inconscient a émigré ou a été assommé ou a simplement défailli et expiré. Je suis apathique. Je peux observer et absorber mais pas articuler mes sentiments à propos de cela, parce que je suis sous le choc. Quelle est la réponse appropriée quand on découvre que l'amant idéal est un monstrueux sadique ou masochiste ? La peur... oui... ça semble être cela ce sentiment irrésistible. Je le reconnais maintenant.» Mais, que le lecteur se rassure, elle s'en remettra : « Bizarrement, tout le bois, les murs sombres, les lumières tamisées, les cuirs rouge sang-de-boeuf donnent une tonalité douce et romantique à la pièce. Je sais que ce n'est pas grand-chose, mais c'est l'interprétation de Christian de la douceur et de l'amour romantique. »
Voilà le regard, désaxé, que porte la narratrice sur ce qui l'entoure. Mais quel regard E.L. James porte-t-elle sur ses lecteurs ?
(Lu en anglais, les traductions sont donc celles de Julien Pessot)
Par Julien Pessot
Contact : julien.pessot@gmail.com
Paru le 17/10/2012
551 pages
Jean-Claude Lattès
17,00 €
Commenter cet article