« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts » : cette citation d’Isaac Newton figure très discrètement à la fin de l’album « Je suis encore là-bas », elle prend pourtant tout son sens au sein de ce projet éditorial hors norme. Deux auteurs abordent les rapports entre la Corée du Sud et la France sous des angles bien différents et très complémentaires, ils sont publiés au même moment et suivant une maquette identique par deux éditeurs apparentés.
Le 06/10/2017 à 09:13 par Nicolas Ancion
Publié le :
06/10/2017 à 09:13
Steinkis a pris en charge « Je suis encore là-bas » de Samir Dahmani, tandis que c’est sous le label Warum que paraît « Je ne suis pas d’ici » signé par la dessinatrice coréenne Yunbo.
Deux auteurs, deux éditeurs, deux pays, deux regards bien différents sur le déracinement, qui jettent bien des ponts entre les deux modes de vie et permettent aux lecteurs francophones d’entrer de plain-pied dans la culture coréenne, aussi fascinante que codifiée, particulièrement dure à nos yeux envers ses jeunes gens, comme on le découvre au fil des pages.
Samir Dahmani a étudié la BD à Angoulême et c’est là qu’il a rencontré une jeune étudiante coréenne, Yumbo, qui allait bientôt devenir sa femme. Dès ses études terminées, il est parti à Séoul pour un premier séjour, dont il a tiré un livre de croquis. Il y est bien vite retourné, avec le soutien de l’Institut français et, à force de discussions avec les Coréens, d’imprégnation dans la vie locale et de beaucoup de dessins de rue, a fini par imaginer ce récit fictionnel où une jeune Coréenne timide et mal dans sa peau, Sunji, sert de traductrice à Daniel, un professionnel français en mission à Séoul.
De conversation en conversation, de visites imposées en séances d’interprétation interminables, une complicité se tisse entre les deux et Sunji finit par avouer à cet inconnu, venu de si loin, tout ce qu’elle ne peut confier ni à sa famille ni à ses collègues au sujet de ses angoisses liées à la pression sociale permanente qu’elle subit en Corée. Pour Sunji, la France, c’est la liberté. Néanmoins, elle aspire moins à repartir dans ce pays qu’elle a adoré qu’à redevenir la jeune fille « normale » et banale qu’elle était avant son départ à l’étranger.
Samir Dahmani a trouvé une formule idéale pour faire visiter la Corée, pour donner à voir les rues, les échoppes, les métros et les embouteillages, sans se limiter à un carnet de croquis. Les confessions de Sunji offrent à ce faux récit de voyage une profondeur qui va bien au-delà de l’exotisme de surface. On est moins dépaysé par les panoramas ou le menu des restos de rue que par la pression que la pauvre Sunji sent peser sur ses épaules à chaque instant, par ces regards qui la jugent, ces paroles qui la blessent.
À travers quelques jeux de couleur dans un dessin noir et blanc très fouillé, Dahmani souligne les émotions de son héroïne, tantôt la fureur et l’isolement, tantôt la honte ou l’envie de tout envoyer valdinguer (sauf la grammaire française, pour laquelle elle semble avoir une patience infinie). On la comprend, on ne voudrait pas être à sa place, mais on devine qu’au final le voyage aura sans doute été plus formateur pour elle que pour Daniel.
Au même moment, Yumbo a choisi de raconter le parcours de Eun-Meeune jeune étudiante coréenne venue à Paris étudier le français. Elle quitte son pays sans savoir ni quand ni comment elle y retournera, tout en sachant que son déplacement n’est que provisoire. À cette première inconnue temporelle viennent s’ajouter toutes les autres, plus habituelles dans les récits de voyage : comment fonctionnent les règles de politesse, comment aller à la rencontre des autres quand on ne connaît pas leur manière de se côtoyer, comment se débrouiller avec un petit budget dans une si grande ville.
Tout cela pourrait être banal si la jeune fille ne découvrait soudain qu’elle est affublée d’une tête de chien depuis son arrivée en France. Elle n’est pas semblable aux autres et pourtant personne ne semble le remarquer. Elle n’aboie pas, elle vit comme les humains, mais ne peut oublier son profil canin.
Eun-Mee va bientôt réussir ses examens, puis tenter dans une école d'art à Angoulême. Elle y rencontrera un étudiant particulièrement bienveillant et accueillant... Toute ressemblance entre la fiction et la vie de l'auteur serait pure coïncidence, bien entendu.
Yunbo a choisi de rester très anecdotique et factuelle dans son récit. Ce qui le rend intéressant, ce sont les pensées de l'héroïne, ses justifications intérieures pour ne pas interagir avec les autres, pour ne pas exprimer le fond de sa pensée. Ce sont ces détours, ces trous de communication qui font tout l'intérêt de ce récit de voyage prolongé.
Les deux titres peuvent évidemment se lire indépendamment l'un de l'autre, mais les lecteurs qui enchaîneront les deux récits repéreront bien vite les multiples clins d’œil et fils rouge, à commencer par le choix d'un dessin au trait en noir et blanc (à l'encre de Chine et au trait fin chez Samir Dahmani, en multiples couches de crayon sous l'encrage pour Yunbo), sur lequel viennent se poser des touches de teintes bleutées et rougeâtres, dans les deux titres, puis le format de 150 pages, et enfin le thème repris et modulé du déracinement, de l'exotisme, des difficultés de communication et surtout de compréhension, entre deux mondes où la langue est au final la barrière la plus facile à surmonter.
C'est une fois que l'on peut vraiment se parler qu'on découvre qu'il y a encore un long chemin à parcourir avant de se comprendre en profondeur, au-delà des apparences et des clichés.
Samir Dahmani – Je suis encore là-bas – Editions Steinkis – 9782368460719 –16 €
Yun Bo – Je ne suis pas d’ici – Editions Warum – 9782365352987 – 16 €
Paru le 20/09/2017
152 pages
Steinkis
18,00 €
Paru le 20/09/2017
146 pages
Vraoum Editions
16,00 €
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