Walter Benjamin est un des penseurs les plus fascinants du XXe siècle, Aurélien Bellanger l’a largement montré dans son dernier roman en date. La preuve : le choix et son traitement des sujets lui ont fermé les portes de l’Université. Déjà, il ne s’appesantit jamais : d’intenses méditations dont il tire des textes courts, et des références qu’il est parfois le seul à posséder, tant elles sont particulières.
Le 19/03/2024 à 17:13 par Hocine Bouhadjera
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19/03/2024 à 17:13
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« À l'avilissement singulier des choses par leur signification, qui est caractéristique de l'allégorie du XVIIe siècle, correspond (au XIXe) l'avilissement singulier des choses par leur prix comme marchandise. »
Dans le premier texte de l’extraordinaire recueil, Rue à sens unique, l’Allemand justifie sa manière : « L'efficacité littéraire la plus significative ne peut résulter que d'une alternance rigoureuse entre l'action et l'écriture; elle doit développer dans les tracts, brochures, articles de journaux et affiches, les formes simples qui correspondent à son influence au sein de communautés agissantes, et ce mieux que le geste prétentieux et universel du livre. »
Son oeuvre fut largement celle d'un publiciste et critique, dans les journaux, les revues, et le médium novateur de son époque, la radio.
Pour ce génie, aucun sujet ne mérite le mépris. On aurait adoré son texte, impossible à prédire, sur TPMP par exemple… Aussi, il n’argumente jamais. Il faut lui faire confiance, accepter ses éclairs et apprécier la grâce de l’ensemble. Un philosophe littéraire, une force d’apparaître. Le découpage en courts paragraphes, ses collages, favorise cette ductilité.
C’était comme si Walter gardait pour lui les liens logiques entre ses différentes pensées. Comme s’il existait un langage propre au génie qui serait la négation du langage : de l’ordre de la coprésence des choses, d’une saisie simultanée et silencieuse de la réalité sous toutes ses faces. (...) Les idées (au sens platonicien) ne sont pas le refuge du semblable, mais la synthèse des extrêmes.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
Mais pas là pour faire de la littérature Walter Benjamin malgré tout. Pour nous, ce sont des petits livres insolites, subtils et singuliers, parfaits pour entrer dans le format Allia. Paris, Capitale du XIXe siècle est l’un de ceux-là, même si le texte est inachevé, en tant qu’il devait s’inscrire dans un vaste commentaire sur la vie urbaine, sociale, artistique et technologique de la capitale française dans le siècle de Victor Hugo.
L’Allemand raconte l’avènement de la modernité à travers les passages couverts parisiens, galeries commerciales 1.0, l’avant grand magasin. Dans ce temps où l'État s’édifie pour être fonctionnel au capitalisme - « ce que n'avait pas compris Napoléon » -, où le fer apparaît dans les constructions d’infrastructures à but transitoire : le rail, les passages, les halls d'expositions… où les Saint simoniens mettent la valeur d'échange au dessus de la valeur d'usage jusqu'au point de s'identifier à elle, en parallèle de l’imagination scientiste débordante, et tout aussi utopique, des fouriéristes.
Les historiens racontent le XIXe siècle par les révolutions, Balzac par la banque, Stendhal le romantisme d’une jeunesse provinciale, Hugo la misère, Walter Benjamin en décrivant un intérieur bourgeois et son évolution, le béton, les lignes courbes des bâtiments, et les motifs de fleurs : « Ainsi que Fourier l'avait prévu, c'est de plus en plus dans les bureaux et les centres d'affaires qu'il faut chercher le véritable cadre de la vie du citoyen. Le cadre fictif de sa vie se constitue dans la maison privée. » « Tout serait faux, chez le penseur, sauf ses goûts en matière de décoration », résume Aurélien Bellanger dans son Vingtième siècle.
Pour Walter Benjamin, juif allemand forcé à l'exil en France, donc en exil au carré, ces mots du Zarathoustra de Nietzsche résonnent mieux : « Cette recherche d'un intérieur qui fut à moi... a été mon épreuve... Où est mon intérieur ? Voilà ce que je demande et cherche, ce que j'ai cherché et n'ai pas trouvé. »
Pas d’argent non plus pour le petit génie en manque de malice, ce qui ne l’empêche pas d’analyser l’œuvre architecto-financière du célèbre baron Haussmann, grâce à sa performante grille matérialiste : spéculation, les prolo déjà repoussés dans les faubourgs, empêcher les barricades qui ont fait les précédentes révolutions, - comme celle de 1848 -, en agrandissant les rues, et relier les casernes aux quartiers ouvriers. Et ces enfilades de rue avec au bout, une statue équestre, une gare, une église… Il fallait quand même faire joli en ce temps, Paris moribond respire encore des largesses du bulldozer. Ce temps de transition entre l'aristocratie qui recule et l'esprit bourgeois qui gonfle portait encore les résidus de l'acte culturel du grandiloquent.
Ce Paris de la foule, des becs de gaz et autres lanternes à huile, est celui que fantasmagorisa le premier Baudelaire. Le poète mélancolique est un flâneur qui se cache dans la multitude, s’y réfugie, non sans l’angoisse du toujours même qu’il y rencontre.
À partir du cas du grand poète de la « beauté moderne » en soi, Walter Benjamin tire une vérité fulgurante : la nouveauté est devenue l’ultime retranchement de l'art, compensation de l'avilissement par le prix : « La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix. » « Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! », s’écrit le hargneux génie dans son poème Le Voyage. À notre âge de la communication, sauver la littérature, c’est dire les termes.
Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le Nouveau. Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d'usage de la marchandise. Il est à l'origine de cette illusion dont la mode est l'infatigable pourvoyeuse. (...) La nouveauté représente cet absolu qui n'est plus accessible à aucune interprétation ni à aucune comparaison. Elle devient l'ultime retranchement de l'art.
Plus, le critère de la modernité de Baudelaire, lue par cet auteur aux oreilles semblables, c’est d’être marquée au coin de la fatalité, « d'être un jour l'Antiquité et qu'elle le révèle à celui qui est témoin de sa naissance ». En d’autres termes, le Beau serait ce qui dans sa nouveauté porte déjà l’expression du sursis. C'est la quintessence du Beau. On peut pousser plus loin cette idée en proposant que tout existant porte ce « regard immémorial », donc tout le monde est beau comme au Festival de Cannes.
C’est le poème le plus célèbre de Ronsard, Mignonne, allons voir si la rose, qui sous des tours légers, constitue le poème le plus mélancolique jamais écrit.
Dans le titre de la première partie des Fleurs du Mal, Spleen et Idéal, Walter Benjamin y voit l’adjonction du plus suprêmement ancien et du plus nouveau. Dans un article littéraire, l’auteur des Bienfaits de la lune décrit : « La modernité c'est la moitié de l'art : son versent transitoire, fugitif, contingent, l'autre, ce qui est éternel. Presque toute notre originalité vient de l'estampille que le temps imprime à nos sensations. »
Chez le philosophe allemand, le sommet absolu du discours marxiste est dans le discours esthétique, car c’est justement par son entremise qu’on arrive à apercevoir la réalité du monde ancien et nouveau.
À LIRE - Aurélien Bellanger : Walter Benjamin c’est moi (et le XXe siècle)
Ce court texte s’achève avec le grand révolutionnaire de la France du XIXe siècle, Auguste Blanqui, une dernière fois en prison - celle du Taureau -. Par un cheminement bizarre, le révolté décrit l’Éternel retour dix ans avant un certain Friedrich Nietzsche… Entre lui et Fourier, Benjamin esquisse une fresque inachevée du spirituel dans le socialisme poussé à bout, comme tout ce qui touche à ses limites. Comme une infinité de chemins qui mènent au même noyau central, le néant.
Une nouvelle édition signée Allia, pour la mettre dans la poche de son manteau, et profiter de belles reproductions d’époque.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 01/03/2024
64 pages
Editions Allia
6,50 €
Paru le 06/01/2023
126 pages
Editions Allia
7,50 €
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