Il y a quelques jours, un alien sort aux éditions P.O.L., maison aux propositions originales dans le cosmos des Lettres. Il s'agit de Dominique Fourcade, communément rattaché à la veine surréaliste. Un autre titre, après flirt avec elle, qui retrace la guerre en Ukraine, le conflit humain toujours comme matière. Mais que tire-t-il (ou confectionne-t-il) de notre actualité mondiale engourdie et chaotique ?
Plusieurs tracas défilent. Parce que la poésie veut autant bousculer le temps qu'atteindre le corps. Ici, elle va juste l’effleurer. On entre dans un flux de paroles étranges et intimistes. L'écriture commence avec une scène de douche. Une mise à nu impudique.
La méfiance du départ : Fourcade va-t-il rejouer le thème (déjà bien exploré par de nombreux poèmes par le passé) de la silhouette féminine, anonyme et chérie ? Pas vraiment. Ce corps-à-corps s'avère juste, sans once de phallocratie, en respectant l’autre. C'est un prétexte pour mieux dériver vers autre chose.
quand même quelle douche nous prenons ensemble, aujourd’hui, maintenant, à la fin de notre vie, nus et sans protection, d passe de douche à détresse, ensemble comme jamais sans que nous l’ayons voulu, s’effondre sur lui-même sous les coups qu’il se porte en propre. il est terrible d’être ensemble à ce point parce que nous devenons sans nom
L'écrivain s'amuse, ce flux de prose nous amadoue. Cela ressemble à un jeu, sur le langage bien sûr, mais sans jamais tomber dans une langue trop intellectuelle, superficielle ou jargonnante : les paroles sont simples et nous bercent sans difficulté.
Mais le drame approche. Ce petit plaisir ludique n’est que l’infime partie immergée de l’iceberg, qui cache quelque chose de grand, de plus net et brutal.
Restant fidèle à sa profession de critique et historien d'art, Dominique Fourcade revient sur Ce que la Palestine apporte au monde, exposition qu'il a été voir quelques jours avant sa fin, à l'Institut du Monde arabe. Et puisque c'est une exposition photographique, il nous livre une critique très intime, de l'intérieur, au cas-où le lecteur ou la lectrice aurait raté cet épisode esthétique.
Il y est retourné une seconde fois pour se (re)faire un avis. Toujours en finesse - mais sans se ménager -, le visiteur fourcadien montre comment son point de vue a changé sur un même élément, un même détail minuscule, la main, la jambe d'une photographiée.
En suivant son regard, l'écriture prouve à quel point il reste possible de changer d'avis, de position, fidèle à l’instabilité (politique, historique, artistique) à laquelle nous n'échappons pas. C'est sûrement pour cela qu'il se considère, comme il aime à le répéter, en « agent de l’étranger », rapporteur non exhaustif et imparfait des récits de ceux et celles qui dorment dans la peur.
Quand notre perception sur un même fait change d'un moment à l'autre, impossible d'en rester inchangé.e. On ressort bousculé.e face à une photo, enveloppé.e dans une salle froide de musée, dont le sens caché se révèle difficile à saisir… ou bien trop proche, bien trop réel. La claque du conflit est là, comme un choc inévitable.
Il nous amène progressivement dans son jardin, voir ce qu'il se passe à Gaza, depuis les dates clées des attaques.
dormir à Gaza. l’en-soi et le pour-soi du sommeil me sont retirés, et à leur place un sol de gravats et de tessons de verre pieds nus. l’en-soie et le pour-soie du sommeil, rêve éveillé sous les bombes peau contre peau avec ma voisine inconnue
Puisque la douleur est insoutenable, que raconter aux enfants, aux plus petit.es qui crient à la vie et ne quémandent que des contes qui finissent bien ? Comment bercer les enfants en faisant abstraction de l’odeur de putréfaction ?
(...) même le plus obtus, le nouveau-né le plus endoctriné reculerait devant ce choc insensé, ce mur. ce n’est évidemment pas ce que je dis aux enfants là-bas quand ils me demandent de leur raconter quelque chose, en arabe, en hébreu, peu importe, j’improvise les timbres des deux, ils ont simplement envie d’un bon conte par un bon conteur. je me surprends à commencer, tant Charles Perrault m’a marqué, par le merveilleux « Il était une fois », l’invariant génial qui lance la fusée et donne le sentiment que l’histoire dure encore. et de fait elle dure encore. mais je dois refouler mes larmes, parce que ne me viennent que des horreurs, il était une fois Auschwitz, il était une fois Gaza, et ça, comme adresse aux enfants, ça ne va pas. je me reprends, je dois à tout prix ne pas leur donner le visage d’un homme qui pleure et leur ouvrir un autre horizon
Pour clore ces vers, ces refuges qu’on veut garder en soi, Dominique Fourcade laisse le lecteur sur le pas de sa porte avec tendresse, et évoque de façon plus légère son rapport à l'écriture ; comme tout écrivain le fait un petit peu, mais ici c'est explicit. Pour lui, prendre la plume n'est autre qu'un mensonge embelli.
Il n’est pas malvenu d'avoir une parole « littéraire » qui s’exprime sur le conflit. Et justement, c'est de la littérature : un poème. Dominique Fourcade part des sources, du magma d’informations téléscopé par les médias sur le conflit israëlo-palestinien, pour faire graviter son point de vue, et lui donner pléthore de directions.
Malgré la crainte ou le risque au départ, qu’en partant sur le corps de la femme, le petit ouvrage devient un flux plus grand qu’on n’a pas envie de refermer. Le corps passe, rien ne reste, rien ne presse, mais c'est suffisant, et on peut enchaîner sur autre chose.
Un grand poème intime ancré dans le présent, signé depuis « octobre-novembre-décembre 2023 ». Une seule conscience, qui nous parle, magnifie ces écorchures, les bousillent ou les entortillent en poésie.
ça va bien dans la pluie glacée ? fait pleurer, fait pleuvoir et éprouver tout ce que le genre peut avoir de jouissif : le style assumé, la brièveté et la dureté des images, celles qui nous arrachent à nous-même, nous balafrent pour mieux nous propulser ailleurs, comme si les maux du monde étaient à deux pas. Et ça nous éclabousse.
Par Noémie Wuchsa
Contact : nw@actualitte.com
Paru le 22/02/2024
77 pages
P.O.L
17,00 €
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