Amélie Nothomb s’est entretenue avec le certes mort Jésus-Christ, mais ressuscité. Elle sait aussi le faire avec de purs trépassés, comme son père disparu en 2020, mais comment ? On l’apprend dans ce récit d’une tenue pleine de grâce : en attirant à elle cette capacité de tous les oiseaux, chanter pour les disparus.
Le 20/11/2023 à 12:54 par Hocine Bouhadjera
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« Ploutôn, au cœur courageux, (...), lointain, infatigable, qui étreint les racines de la terre, toi qui commandes aux hommes par la volonté de Thanatos, Daimôn aux mille noms, qui ravis autrefois, pour l’épouser, la fille de Dèmètèr, d’une prairie, à travers la mer, sur ton char attelé de quatre chevaux, et la conduisis dans l’antre d’Athis, au Dème d’Éleusis où sont les portes du Hadès ! Seul maître des choses connues et cachées, Dieu qui gouvernes tout, très-sacré, très-honoré, qui te réjouis des belles louanges et du culte pieux, je te supplie d’être propice à ceux qui te sacrifient. » XVIIe Hymne Orphique (trad. Leconte de Lisle).
Les sociétés dites traditionnelles - ou un certain nombre, à vérifier -, comme celle de la Grèce antique, étaient formelles : nul était un homme s’il n’avait pas traversé le rite d’initiation de la communauté, qui n'est qu'une seule personne. Ce que partagent ces rituels de passage vers la maturité : la transformation par l’acceptation, vraie, de la mort. Une disparition symbolique et une renaissance, le voile retiré, un traumatisme dans son acception moderne, dont en résultent des sens remontés à la surface ?
Pour Amélie Nothomb, il y eut un avant et un après : d’abord, une jeunesse où tout « était un festin, où s'ouvraient tous les cœurs ». La future écrivaine a suivi, avec toute la famille, le père diplomate. Une jeunesse à l’étranger, en mouvement, nomade : la Chine socialiste, le Japon nuancé, le Bangladesh des variantes de la pauvreté et sa banalité de la mort… Et une obsession très jeune : les oiseaux.
On peut se construire en prenant exemple sur son chat adoré, devenu un maître qu’il faut nourrir, Amélie a imité « les concertistes de l'aube », elle qu’on sent avoir été une enfant éduquée, attentive et lunaire. Liberté et discipline constante de l'oiseau, afin de maîtriser le vol. C’est aussi la vision latérale. Elle sait tout des habitants du ciel, insaisissables, a ses favoris comme le peu connu des spécialistes, l'Engoulevent. Elle étudie en parallèle avec passion le grec ancien, qui lui ouvre les portes du destin chez les Achéens : aveugle, inexorable, issue de la nuit et du chaos…
Raconté avec la pudeur, bien plus terrible, d’un auteur du XIXe, son viol par des jeunes Bangladais rendus invisibles par l’obscurité. Des mains sorties de la mer : « Quelque chose s’éteignit en moi », raconte celle qui n’avait alors que 12 ans. Un épisode en réalité déjà évoqué dans son roman où tout est vrai, Biographie de la faim, paru en 2004. Elle est « sortie de l'œuf » : la dégradation, l'anorexie jusqu’à 21 ans, le froid, la séparation du cœur et de l’âme… Elle se voit mourir… Son oeuvre au noir... Et finalement, une renaissance en psychopompe. Le dieu Hermès tient ce rôle, comme Orphée, comme les oiseaux : conduire les âmes des morts vers l’au-delà. Amélie Nothomb le découvre : rien de plus psychopompe que l'écriture, ce sera son chant. La petite fille d’alors allait trop bien, et n'aurait donc pas écrit.
L’ambition est grande pour réussir à atteindre son but, écrire comme vole un oiseau : garder le rythme, être dans le présent pour ne pas subir les lois de l’apesanteur, « travailler sa force de contention », « ne pas transporter ce qui pèse, traduire l'extase dans le rythme du naturel ». Ça n'a l'air de rien parce que c'est parfait. Et toujours renouvelée, cette peur d'avoir perdu la technique du vol, et l’angoisse permanente de retomber dans l'abîme…
Amélie Nothomb est au Japon, en difficulté dans l’entreprise Yumimoto (aventure du difficile salariat à la japonaise racontée dans son roman Stupeurs et Tremblements ; Grand prix du roman de l'Académie française 1999), et écrit en parallèle la nuit : « Longtemps j'ai volé sans arrière pensée », assure-t-elle. De 17 à 25 ans, 10 romans non publiés, avant le 11e, L'hygiène de l'assassin, publié le 1er septembre 1992 par l’Albin Michel de Francis Esménard : « Qui eût pu croire que ce roman [NdR : qui fit sensation] était l'œuvre d'un oiseau ? »
Reste encore à assumer le rôle de psychopompe…
Trop perché, aucun prix pour celle qui a déjà reçu le Renaudot il y a deux ans. Troisième roman d’un cycle autobiographique qui fait l'unanimité, et on découvre que le royaume d’Amélie Nothomb est celui de la famille. Qui réussira à la suivre jusqu’aux derniers chapitres où elle s’enfonce dans les ruines intérieures, zones de grands dangers, où quand on chauffe on se trompe, et quand on refroidit, on est dans la juste ?
Ces dialogues et autre accompagnement des morts : auto-suggestion ? Mémoire avec une grande bouche ? « La manifestation première de ce que je ne cesserai pas de constater par la suite : entre la mort et la vie, le fossé n’a rien d’infranchissable » ?
Discours de la méthode Amélie Nothomb, fragments de vie et de mort, distance parfaite avec son sujet, aucun dolorisme comme un lecteur du Hagakure, et, à la fin, même une réflexion sur l’Amour qui doit savoir précéder un départ. Cette histoire d’oiseau déguisé en écrivain, dont il ne faut pas surprendre la véritable forme, de peur qu’elle ne s’envole pour ne jamais revenir, n’est pas banale, ce qui est déjà beaucoup.
32e roman, on attend avec impatience le 33e : les oiseaux jouissent en volant.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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