Bercée par une violence et une précarité sourde, Lila s'installe à Paris, étudie le droit et tente d'« exister ». Pour se nourrir et ressembler à ses compagnons de classe, elle commence à se prostituer. Sentir mon corps brûler (2023, Eyrolles) demande : à quel moment réalise-t-on que nos choix peuvent nous laisser, hagards et vidés, dans un corps qui nous échappe ?
Le 30/03/2023 à 11:08 par Zoé Picard
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Publié le :
30/03/2023 à 11:08
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Lila est issue d’un quartier de banlieue près de l’aéroport de Roissy. Une partie de sa famille est au Maroc. Celle qui reste, c’est sa mère. Croyante et profondément instable. Arborant une effroyable jeunesse, elle pose les pieds dans la fac qui lorgne ce Panthéon qui n’accueille aujourd'hui que six femmes. Elle est dans la même classe qu’Agathe, grande bourgeoise à la maigreur maladive qui ne boit qu’un coca pour déjeuner.
Lila, mutique, rêve d’attraper au vol cette légèreté qui appartient à ceux qui ont de l’argent et du temps libre. Pour payer sa chambre de bonne, elle cumule les petits jobs. Selon l’OVE, en 2021 c’est 40 % des étudiants qui sont contraints de travailler soirs et week-ends. Mais pas dans cette école, pas dans cette filière. L'aspirante avocate de 18 ans brille par sa solitude, se sent invisible et redoute de ne pouvoir participer aux fêtes à cause d’un babysitting.
« J’enfilai mon tee-shirt à l’envers, maladroite comme une enfant, néanmoins déterminée à me faire proie. Le visage tendu, les lèvres serrées, les sourcils froncés, je m’installai dans mon lit pour rédiger l’argumentaire qui retiendrait l’attention du plus grand nombre. “Étudiante 18 ans cherche homme courtois pour nuit de standing”. » Cette décision intervient rapidement, deux mois après la rentrée, et les raisons qui la motivent — dépassant l’aspect financier — se déploient de manière cruelle en 3 parties et 258 pages.
L’euphorie de l’argent et la sensation de pouvoir s’éteignent rapidement. En se prostituant, Lila intègre une communauté virtuelle qu’elle appelle la « putosphère ». Aure Hajar cite Nelly Arcan en exergue de son roman. Le ton est donné. Elle semble faire référence à Grisélidis Réal, l’autrice et militante TDS, aux lesbiennes « butch » ou bien à Wendy Delorme. Un florilège qui invoque confusément — les butch n’ont pas grand-chose à voir avec la Suisse Réal — un halo de voix et vécus féministes. Ou du moins, féminins.
Ses collègues invisibles méprisent autant qu’elle les clients libidineux qui lui paient ses vêtements de marque et son passe-droit pour « exister ». À travers l’histoire d’une femme qui pose un pied dans le commerce du sexe, Aure Hajar autopsie l'ensemble d'une société.
« Elle prélevait des morceaux de mon corps pour les traduire en mots. » L’autrice a une écriture organique, crue et ciselée. Ici, pas d’envolée lyrique, mais la froideur du béton et d’un lit vide. La structure narrative est très bien pensée : le potentiel dramatique évolue de manière lancinante jusqu’à décoller vers une douleur intolérable. L'arabe se fond au français, les paragraphes compacts à ceux qui se désagrègrent.
Lila, la narratrice, raconte ses premières années d’adulte et pose un regard rétrospectif sur les faits, à l’instar de l’anaphore « Je vous parle d’un temps où », qui rappelle le célèbre « Je vous parle de chez les moches, les imbaisables » de Despentes. « L’avenir me prouva que j’avais eu tort de le croire », « Je sais aujourd’hui que l’on ne choisit pas ces choses-là » : elle tire les leçons d’une époque où elle avançait dans le noir, incapable de comprendre.
Ce dialogue diffus entre deux temporalités agit comme une bouffée d’air au sein de passages insoutenables. Avec une grande dose de résilience, on peut donc s’en sortir. Lila aditionne une importante somme d’oppressions, mais celle qui est la plus saillante dans Sentir mon corps brûler, c’est le sexisme.
Ici, la langue de Aure Hajar a un goût de haine. Elle est dirigée vers les hommes qui, dans ses pages, sont au mieux des abrutis, au pire des « bêtes ». Lila tombe amoureuse, mais la cruauté larvée de son partenaire se révèle très rapidement. L’autrice propose donc un discours incandescent et viscéral sur les dégâts mentaux et physiques, que cause le pouvoir quand il est exercé sur autrui.
Lila pare les coups avec ses « sœurs de la putosphère », une ancienne amie d'enfance et une collègue qui deviendra pour elle un exemple d’émancipation. Aure Hajar tente de dessiner une forme de sororité qui donne l’énergie de dire « non ». Mais dans Sentir mon corps brûler, elle est superficielle, on y croit peu. Sauf peut-être, avec Andrea. Du début à la fin, Lila est seule. Ses "compagnonnes" de fortune semblent plus mues par des intérêts égoïstes et immédiats que la volonté de faire corps à plusieurs.
C’est sûrement le manque le plus important de ce roman qui tente faussement de dépeindre, surtout vers sa fin, la naissance d’une amitié profonde. Mais elle n’a pas la sincérité de celle que partagent, par exemple, les protagonistes de Touchées (Quentin Zuttion, 2019, Payot) qui se hissent vers la spontanéité grâce à des rapports sains et honnêtes.
Sentir mon corps brûler ne laisse pas indemne et se lit d'une traite. Aure Hajar aspire le lecteur dans les brèches du quotidien de Lila, impuissante face au délitement de son innocence. Les scènes de sexe et de viols ne sont jamais édulcorées et heurtent. Mais l’autrice ne se complaît pas dans une violence gratuite. Elle montre en quoi celle-ci, qui a été vécue et qui s’est infiltrée dans les pores des victimes, motive des choix qui semblent de prime abord relever du libre arbitre.
Ce roman est remarquable, car avant de traiter de la prostitution, il aborde la question des évènements traumatiques. Ce qui, en littérature, est un pari risqué et délicat. Les couches narratives se croisent et forment une toile invisible. Celle-ci prend forme à mesure que le passé survient et que la narratrice traque sa mémoire pour poser des mots sur des épisodes vécus et jusqu’alors occultés.
Aure Hajar démontre que — peut-être —, avant le déterminisme social, ce sont les chocs émotionnels et la trace qu'ils laissent qui impulsent les décisions. Souvent, sans même que la concernée le réalise. « C’est la sidération ; le cerveau produit en urgence des substances qui s’apparentent à des drogues dures (morphine, kétamine). La personne est embrouillée, facile à manipuler et, donc particulièrement vulnérable. Elle devient la cible de choix pour les prochains chasseurs à l’affût. »
Aure Hajar s’inscrit dans la continuité d’artistes comme Lola Lafon et son magistral Chavirer (2020, Actes Sud), ou bien de Vanessa Springora pour le tout aussi génial Le Consentement (2020, Grasset). Lila, Vanessa, Cléo saisissent des années plus tard que ce qu’elles ont subi n’était, ni "normal", ni un choix éclairé. Après une longue anesthésie, viennent les errances et les comportements à risques. Puis le moment de faire face à la réalité : « chavirer » est parfois la conséquence directe d’une accumulation d’agressions.
Malgré la dureté du sujet et de ce constat, partagé par de nombreuses victimes de violences intrafamiliales et sexuelles, Aure Hajar montre qu’il est possible de s’extirper de ce « berceau » et de résister. « Cela ressemble à une libération — ou à une renaissance. Sans doute les deux. » Elle nous offre un roman poignant qui jette le lecteur dans une eau sale et boueuse, pour en ressortir plus alerte. C'est également un écho à une Histoire commune, éprouvée par la moitié de l'humanité, qui pose des mots sur une dureté parfois inqualifiable.
Par Zoé Picard
Contact : zp@actualitte.com
Paru le 09/02/2023
312 pages
Eyrolles
17,90 €
Paru le 02/01/2020
192 pages
Points
7,90 €
Paru le 18/09/2019
206 pages
Payot
23,80 €
Paru le 04/05/2022
352 pages
Actes Sud Editions
8,70 €
Paru le 06/01/2021
216 pages
LGF/Le Livre de Poche
7,40 €
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NAUWELAERS
31/03/2023 à 01:18
Un regard bien plus dur que celui d'Emma Becker dans son avant-dernier livre «La Maison» (sur son expérience réellement vécue - à l'en croire -de prostituée dans un bordel).
Une autrice qui eut l'honneur d'une interview de Nicolas Gary sur ce site !
Il existe plusieurs sortes, plusieurs couches de prostitution...
Une Grisélidis Réal défendait ce métier...
Sujet infiniment sensible tel que parfaitement exposé dans le spectacle belge «Paying For It» (malgré le titre anglais inutile) que l'on pourra voir quatre fois à Bruxelles en avril, en deux lieux différents.
Et ce spectacle bénéficie d'un soutien institutionnel qui est assez sidérant -y compris de l'Institut pour l'Égalité des Femmes et des Hommes !
Je crois que certains et encore plus certaines, sans doute, doivent s'étrangler à cause de cela mais ce spectacle, extrêmement nuancé et contradictoire dans ses témoignages et argumentations, apporte beaucoup à ce débat plus clivant que jamais.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Natacha-89
31/01/2024 à 09:59
Cet article mélange un peu tout dans les références mais donne quand même envie de lire ce livre. Dommage de ne pas citer V Solanas Andrea Dworkin, Plainte contre X Karin Bernfeld et sur la prostitution et la pornographie.
(Il y avait eu le film Mes chères études sur la prostitution étudiante aussi)