Ces derniers jours passés à Nouk, la capitale du Groenland, sont difficiles pour Elle.
D’abord il y a sa mère, Anaana, qui ne parvient pas à se faire à l’idée de ce départ pour lequel elle considère qu'Elle n’est pas prête. Et même s’il ne dit rien, son père, Ataata, pense certainement la même chose, qu’il rumine au fond de lui et qui le fait opiner quand Anaana se morfond de ce départ.
Et puis il y a Maliina, avec laquelle Elle n’a jamais échangé de promesses, à qui Elle n’a jamais dit je t’aime, mais avec laquelle Elle a une relation qui dépasse largement la notion d’amitié comme Elle voudrait le faire croire à Anaana qui n’est pas dupe pour autant.
Pourtant, Elle a choisi de partir au Danemark poursuivre ses études à l’Université. Et son dossier ayant été accepté, plus rien ne s’oppose à cet imminent départ qui la soulage (se libérer enfin de la vie dans ce cocon familial qu’Anaana veut continuer à maintenir autour d’Elle) et qui l’effraie un peu (comment va se comporter cette liaison avec Maliina quand les kilomètres et le décalage horaire vont s’interposer entre Elle et son amoureuse?).
De plus, Elle n’a pas encore digéré toute la peine qui s’est abattue sur elle quand sa grand-mère Aanaa s’est éteinte quelques mois auparavant. Un choc qu'Elle a essayé de conjurer en appelant le service SOS Suicide qui n’a pas été très performant pour lui remonter le moral et la remettre sur les rails d’une acceptation apaisée. Aanaa était trop importante pour Elle : c’est chez Aanaa qu'Elle se réfugiait à chaque accroc de la vie car « elle était la seule qui [la] comprenait ».
Et maintenant, si près du départ, Elle n’est pas capable de dire à Maliina le fond de ses sentiments, la peine qu’elle éprouve, le plaisir, qui n’est pas que sexuel, qu’elle ressent auprès d’elle. Et Elle part en essayant de ne pas se retourner.
Mais cet autre-part où Elle atterrit n’a rapidement plus le même goût que celui qu’il lui avait paru avoir lorsqu’elle en rêvait, à Nuuk. Groenlandaise elle est, et ce n’est pas du goût de tous les Danois qu’elle croise ; ses préférences sexuelles n’étant pas pour améliorer les relations, même avec les étudiants comme elle. Et le soutien des services spécialisés dans l’accompagnement des jeunes Groenlandais à Copenhague n’est pas beaucoup plus performant que l’accueil téléphonique de SOS Suicide à Nuuk…
Alors, au bout de quelques mois qui ont suffi pour entériner un décrochage quasi total dans ses études, la nouvelle du décès d’une cousine de Maliina est l’excuse qu’il lui fallait pour tout plaquer et rentrer à Nuuk, rejoindre ensuite Maliina sur la côte Est du Groenland et y assister aux obsèques d’une jeune fille qui, comme tant d’autres adolescent(e)s, jeunes et moins jeunes Groenlandais(es), n’a pas trouvé de justification suffisante à sa vie pour ne pas décider d’en rompre le cours. Définitivement.
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Pourquoi Niviaq Korneliussen n’a pas jugé utile de donner un prénom à la figure principale de son livre ? La question me taraude souvent quand un(e) auteur(trice) adopte ce choix dans un ouvrage. Le « je » est-il à ce point personnel dans le récit ? Là, j’ai du mal l’imaginer, compte-tenu de l’horrible leitmotiv qui ponctue un trop grand nombre des chapitres de son livre : chacun, en « introduction », affiche les circonstances et les victimes de suicides !
Je pencherais donc plutôt pour un « je » collectif dans lequel trop de jeunes Groenlandais(es) se retrouveraient enfermé(e)s comme dans un cycle infernal (et inévitable?). Car le roman est truffé de jeunes gens et de jeunes filles liés de près ou de loin à « Elle », ou sans aucune relation aussi, qui ne trouvent d’autre réponse aux péripéties que la vie leur fait subir qu’une rupture totale et définitive.
Niviaq Korneliussen n’apporte aucune réponse à cette « épidémie », mais, avec ce qui pourrait être ressenti comme une brutalité froide, elle pose un constat. Elle nous plonge dans toutes les versions d’un mal-être profond qui s’empare d’une proportion inquiétante de ses compatriotes, que rien ne semble être en mesure de freiner. En tous cas, semble-t-il, pas les services sociaux mis en place pour apporter, au moins, l’écoute d’une oreille attentive à l’autre bout d’une ligne téléphonique. Insuffisant. Pas assez efficace, semble-t-elle nous dire.
Des interlocuteurs pas assez présents. Trop spécialisés, peut-être, et incapables de franchir les limites de leur domaine de compétences ? À l’évidence submergés par des attentes considérables en nombre, en diversité et en profondeur ! Certainement, compte-tenu des distances et de l’isolement de ces populations dispersées, dans l’impossible situation d’être proches, disponibles, accessibles par tous, partout et en tous temps.
Je serais curieux de savoir si le taux d’actes définitifs particulièrement élevé chez les jeunes Groenlandais(es) est uniforme géographiquement sur le territoire et sensible aux orientations sexuelles des individus.
Car il semble bien que, sous une façade de totale liberté sexuelle non contrainte, les regards extérieurs pénètrent chacun au plus profond de lui-même et lui adressent un muet reproche sexiste et sociétal, qui ne se prive pas de juger, de catégoriser et, de fait, de fragiliser un peu plus ces êtres qui ont du mal à trouver une place, leur place, dans une société en équilibre précaire entre usages ancestraux et accès à de nouvelles opportunité culturelles et sociales. Ces regards traversent une société profondément marquée par l’isolement individuel et géographique, malgré le lien social, par l’impact saisonnier de la durée du jour et par la difficulté de trouver un emploi.
L’incommunicabilité est au cœur de ce roman. Parce que tout est justification pour ne pas se soumettre à l’échange. La peur du jugement de l’autre. La non-acceptation de l’énoncé froid d’une vérité ou d’un mensonge pas totalement assumés. La barrière générationnelle (qui s’émousse pourtant, et de manière étonnante, quand il s’agit de sauter une génération). La peur du langage de l’amour et de l’engagement qu’il sous-entend. Le bagou effronté et souvent provocateur lorsqu’il s’agit de parler de préférence sexuelle. Tout semble être un obstacle aux relations apaisées, à la confiance totale, à l’acceptation du regard de l’autre qui n’est pas systématiquement un jugement.
« Elle » ne trouve de sérénité fragile que dans la solitude de La Vallée des Fleurs, devant ce cimetière qui fait face aux magnifiques et grandioses montagnes.
Un roman poignant, rempli de questions sans réponses.
Par Mimiche
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 20/01/2022
424 pages
Editions La Peuplade
21,00 €
Paru le 06/02/2020
189 pages
10/18
7,50 €
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