M comme la mer raconte un instant fugace de la vie de M., jeune homme qui, un matin, en bord de mer, est habité de sentiments forts et ambivalents comme l’on peut en éprouver durant une période de grands changements, liés ici au passage à l’âge adulte.
Le 28/09/2022 à 15:14 par Jean-Charles Andrieu de Levis
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28/09/2022 à 15:14
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Joanna Concejo, illustratrice polonaise, propose avec M comme la mer un récit fort construit autour d’images disparates et de sentiments évanescents. Des vues de plages, le corps d’un garçon et des lignes rédigées à la troisième personne constituent le point de départ et le lieu même du récit, de sa dynamique interne et de sa poétique, espace aérien où s’incarne la fiction.
À travers une narration discontinue, fragmentaire, l’autrice travaille ainsi à développer une histoire atmosphérique qui prend corps dans une accumulation d’images immersives. Nous sommes plongés dans ces heures décisives de la vie d’un jeune homme sans pour autant comprendre l’origine des émotions qui l’étreignent ni les tenants psychologiques de ce tournant.
Si dans le précédent album de l’autrice, Sénégal (L’atelier du poisson soluble, 2020), certains « thèmes » apparaissaient de manière redondante et esquissaient une arborescence de visions liées à un évènement spécifique, ici, rien ne nous est véritablement donné. Nous nous laissons donc imprégner par ces images séduisantes, fascinantes, par les rimes plastiques qui s’opèrent entre les compositions, par les glissements et échanges subtils qui unissent les dessins et les quelques phrases disséminées en de rares textes concis.
Intriguant, le mystère s’installe dès les premières pages et l’on ne saurait dire quand le récit commence véritablement ni quand il se termine précisément : dès les pages de garde, des images apparaissent, sauvages, envoûtantes, et la page de titre n’arrive qu’au bout de quatre doubles pages imposantes. De même pour la fin du livre, insaisissable, qui ne se signale ni dans le récit ni dans l’image. Ce dispositif évoque une intensité de sensations autonomes : nous les saisissons en cours et n’en percevons qu’une bribe. Les sensations de souvenir éthéré se poursuivant dans notre esprit une fois le livre refermé, n’auraient-elles pas déjà commencé dans cet espace diégétique que les compositions ne font que révéler ?
Les images, travaillées majoritairement aux crayons de couleur (on décèle çà et là des traces d’aquarelle et de gouache), esquissent avec douceur un univers mental s’arrimant au réel. La plage, espace tangible, se meut en boîte de pandore des visions qui surgissent et se télescopent. Plus encore, complexifiant l’énonciation, Joanna Concejo, comme dans ses derniers ouvrages, met en scène l’artifice du dispositif iconique en exhibant l’origine matérielle des images à travers l’usage (simulé ou non) de types de papiers différents : les compositions sont dès lors lues à l’aune de leur potentiel suggestif et non immersif (le premier pouvant très amener au second).
L’hétérogénéité du support, et même parfois des supports qui se posent les uns sur les autres, ruine l’illusion fictionnelle supposée garantir l’adhésion au récit mais, au lieu de le dissoudre, de l’empêcher, l’entraîne au niveau de la psyché et de la sensation. Cette réflexivité de l’image (en tant qu’elle révèle simultanément un monde projectif et son artificialité, qui plus est avec les mêmes moyens) étonne, intrigue et incarne l’opacité de cet espace fictionnel où l’image déroute : la sensation naît là où le sens s’échappe. Ainsi, par leurs qualités plastiques, par l’esprit qu’ils dégagent et par leurs consécutions déroutantes, les dessins de Joanna Concejo, hétérogènes, se mêlent à l’embrun des souvenirs de manière lancinante, comme portés par le ressac de la mer.
La nature exacte de ce livre pourrait interroger : les éditions Format publient des albums jeunesse et Joanna Concejo évolue dans ce même champ de l’édition. Mais si des albums comme Le petit chaperon rouge (Natori, 2015) ou Grand et petit (avec Henri Meunier, L’atelier du poisson soluble, 2008) s’inscrivent directement dans le secteur de la jeunesse, d’autres albums comme Sénégal (L’atelier du poisson soluble, 2020) ou Ne le dis à personne (Format, 2019) sont plus ambivalents. Bien qu’indéniablement soutenus par des éditeurs jeunesse, leur approche de l’image et de la narration, vaporeuse, se fondant dans une recherche de sensations plus que d’évènements, nous semble originale et se diriger vers des dispositifs que l’on peut observer dans des albums du Frémok ou de la 5e couche par exemple.
La poésie de ces récits nous paraît s’émanciper des catégories, les diluer, se jouer d’elle voire les ignorer complètement. Alors, faisons de même, l’important résidant dans l’expérience de lecture que procure un livre, quelle que soit l’étagère où il est rangé. La question n’est donc plus d’essayer d’identifier quelles seraient les caractéristiques formelles et énonciatives qui permettraient d’assimiler ce livre à un secteur particulier de l’édition, mais de simplement se laisser porter par la puissance des images et par la singularité artistique de Joanna Concejo.
Depuis de quelques années maintenant, l’autrice continue de bâtir une œuvre profondément sensible, originale, qui s’enrichit de titre en titre et nous amène à penser que rien n’est plus beau qu’un album de Joanna Concejo qu’un autre album de Joanna Concejo.
Par Jean-Charles Andrieu de Levis
Contact : jeancharles.andrieu@gmail.com
Paru le 19/03/2021
48 pages
Format Editions
19,90 €
Paru le 18/09/2020
48 pages
L'Atelier du Poisson Soluble
18,00 €
Paru le 21/02/2015
64 pages
Notari (éditions)
22,00 €
Paru le 08/11/2019
128 pages
Editions Format
24,00 €
Paru le 16/06/2020
60 pages
L'Atelier du Poisson Soluble
17,00 €
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