La déflagration des buissons nous plonge dans un univers qui oscille entre le fantastique et l’onirique. Le personnage principal se réveille, amnésique, dans un monde similaire au nôtre qui s’avère soumis à un étrange phénomène qui soumet la population à un sommeil irrésistible. Parvenant à déjouer le maléfice en plaçant des orties dans ses chaussures, le protagoniste s’enfonce dans la forêt à la recherche de son frère jumeau, et croisera, entre autres, des bucheronnes révolutionnaires qui n’avaient pas vu un homme depuis un bon bout de temps.
Le 02/05/2022 à 16:15 par Jean-Charles Andrieu de Levis
293 Partages
Publié le :
02/05/2022 à 16:15
293
Partages
Julie Chapallaz nous convie à un voyage surréaliste au fin fond des rêves d’un dormeur inconnu. Le protagoniste, qui demeure anonyme le long du livre, se démène dans ce monde mystérieux où les personnages qu’il rencontre se révèlent tous plus farfelus les uns que les autres. Il se lance alors dans une sorte de quête existentielle et initiatique, s’enfonçant dans des territoires dont il découvre les excentricités. Chacun semble comme transformé ou en lutte contre une puissance onirique qui meut cette réalité subvertie.
Le développement narratif est très bien mené, laisse suffisamment de mystère pour faire naître le désir d’avancer dans le récit et comprendre les différents enjeux de ces séquences étonnantes, tout en installant un humour subtil et omniprésent qui contribue à un réel plaisir de lecture : il règne dans ces pages une ambiance réjouissante portée en partie par un personnage principal jouant merveilleusement bien les différentes mimiques.
Les images de Julie Chapallaz participent pleinement à cette impression singulière qui nous étreint dans le parcours du livre. Leur réalisation s’est révélée longue et fastidieuse mais ce travail permet de déployer une esthétique originale et immersive. Découpées, colorées, recomposées, elles possèdent une aura particulière car chaque portion préserve son adhérence au réel (la photographie) tout en présentant collectivement des qualités plus plastiques : en somme, à partir de portions de réalité, l’autrice compose des tableaux. Elle annule alors la dichotomie de deux régimes sémiotiques distincts pour entrer dans une expérience esthétique plus complexe et stimulante. En effet, cette tension entre ces variations de régimes d’image constitue un réservoir pour l’imaginaire qui permet à toutes les déformations ou interventions les plus baroques de surgir avec délicatesse.
L’autrice installe ainsi une poétique figurative qui peut paraître déconcertante mais qui se révèle au contraire des plus stimulantes. On se sent bien dans ces images et les divers heurts sémiotiques enrichissent des compositions dynamiques. L’atmosphère chromatique, réduite à quelques nuances, complète ce travail plastique avec beaucoup de sensibilité.
Répondant à des nécessités narratives tout comme à des exigences graphiques, les couleurs détonnent autant qu’elles assemblent : les nuances s’entrechoquent autant qu’elles découpent l’image et la composent. Se faisant, elles parent le récit d’une inquiétante étrangeté. Plus encore, à l’opacité du scénario répond l’obscurité des images. Cette luminosité réduite déploie une atmosphère visuelle qui sied parfaitement aux déambulations nocturnes dans les souterrains brumeux des rêves, et incite à s’approcher physiquement du livre, à le porter à une plus grande proximité et rend ainsi l’expérience de lecture d’autant plus immersive.
Avec La déflagration des buissons, Julie Chapallaz réalise un très beau livre, original, drôle et touchant, et propose une expérience de lecture dense et rafraîchissante comme on en vit peu.
Nous ne pouvons terminer cette présentation sans préciser que La déflagration des buissons a ouvert l’année du roman-photo pour l’éditeur Flblb. En effet, le roman-photo a toujours été déconsidéré, invariablement envisagé sous son angle romantique (voire ouvertement niais) véhiculé entre autres par le succès fulgurant du journal Nous deux.
Mais ce serait oublier qu’Harvey Kurtzman a abondamment pratiqué le roman-photo dans son journal Help !, photographiant au passage quelques futures figures de l’underground ; que bien entendu Hara-Kiri se fit en France le fer de lance de ce moyen d’expression mais en explorant son potentiel poétique (qu’ils sont beaux les premiers roman-photo dessinés de Gébé) et subversif, la joyeuse bande s’amusant follement dans des séances de prises de vue mémorables ; que le nouveau roman s’est aussi emparé du roman-photo, d’Alain Robbe-Grillet avec les photogrammes de Resnais pour l’Année dernière à Marienbad ou encore les albums de Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart, d’une incroyable beauté formelle et d’une grande subtilité littéraire ; que des ouvrages universitaires, pour la plupart sous la plume ou la coordination de Jan Baetens ont permis de doter cette pratique artistique d’une histoire et d’une esthétique, entreprise qui fut même couronnée de succès lors de l’exposition au Mucem en 2018 assortie d’un catalogue tout aussi admirable ; et bien entendu que Flblb publie depuis plusieurs années des romans-photos remarquables qui travaillent véritablement les possibilités de cette pratique en proposant des ouvrages d’une originalité formelle sans cesse renouvelée, d’un humour particulièrement efficace, et d’une singularité littéraire qui déroute, si bien que l’on ferme chacun de leur publication en se disant que la forme même du roman-photo a été parfaitement investie.
Après les deux années de la bande dessinée (2020 et 2021), l’éditeur intensifie encore la promotion du roman-photo en proposant plusieurs titres particulièrement prometteurs (dont Gaston en Normandie de Benoît Vidal, à paraître dans quelques semaines puis d’autres encore au cours de l’année) et en mettant en avant des titres patrimoniaux ou de créations déjà édités. Cette entreprise est on ne peut plus louable tant elle transpire l’amour du roman-photo, et tant elle constitue aujourd’hui en France (et plus largement encore) un des seuls espaces de création autour de ce médium hybride qui n’en finit pas de nous émerveiller. Longue vie au roman-photo !
Par Jean-Charles Andrieu de Levis
Contact : jeancharles.andrieu@gmail.com
Paru le 17/02/2022
224 pages
Flblb
20,00 €
Paru le 19/05/2022
153 pages
Flblb
20,00 €
Commenter cet article